L’art comme champ culturel de référence pour l’EPS : une longue conquête

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Sylvaine Duboz retrace le parcours difficile de l’entrée des arts corporels en EPS avec la danse puis des arts du cirque dans les programmes EPS. L’introduction de la danse, d’abord instrumentalisée contre le sport, a conquis difficilement sa place dans l’enseignement de l’EPS, aujourd’hui aux côtés des arts du cirque. Cela est l’exemple même des errements que produit le refus en EPS de se référer à autre champ culturel que le sport avec l’enseignement d’une activité historiquement reconnue appartenant à un champ spécifique : l’art. Cela a sans aucun doute contribué à la difficile compréhension de ce qui fonde une activité artistique et de ce qui la différencie d’une activité sportive.

Article publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain.

L’instrumentalisation de l’expression corporelle contre le sport

Une vision simpliste de l’histoire de l’EPS tend à enfermer les promoteurs de la danse (qui ne disait pas encore son nom) dans un courant « antisportif » valorisant un corps expressif qui s’opposerait au courant dit « sportif » et qui lui-même aurait ignoré la danse. 

L’introduction de la danse en EPS se heurte dans les années 60 à la fois à l’introduction massive des activités sportives en EP, mais aussi à une EP apeurée par la danse. Avec l’introduction de l’expression corporelle, les IO de 1967 compensent, en particulier pour les filles, une sportivisation de l’EPS au cœur de luttes acharnées. 

La valeur expressive mise en avant par peur d’une danse trop technique

L’EP se méfie de la danse, perçue comme limitée au seul apprentissage d’un vocabulaire technique car méconnue dans la mesure où la danse moderne arrivait à peine en France grâce d’ailleurs à des femmes, enseignantes à l’ENSEP jeunes filles. L’EP préfère l’expression corporelle où sont affirmées la créativité, l’imagination, l’improvisation, l’expression. Claude Pujade Renaud rappelle qu’« en 1968 il y avait une sorte de mode qui se joue autour de l’expression corporelle : on conteste le modèle sportif, de la danse technique ou bien encore de la psychanalyse. L’expression corporelle est un terme fédérateur d’un mouvement contestataire du côté de l’EPS, de la danse ou du théâtre. » Le terme d’expression corporelle se généralise, témoin le memento FSGT [[M. Delacroix,J. Guesdon, A. Guigni, F. Napias. 1973. Expression Corporelle. L’enfant et l’activité physique et sportive. Memento CPS-FSGT. A. Colin, Paris.]] qui pourtant accorde une place importante à l’étude des œuvres chorégraphiques. Jusque dans les années 80 l’activité expressive est valorisée à travers les activités physiques d’expression (APEX) [[M. Baffalio-Delacroix, J. Orssaud-Flamand, De l’expression corporelle aux  activités physiques d’expression, Editions Sport et Plein Air, 1984.]], appellation scolaire de la danse qui ne dit pas encore son nom, activité artistique dont le processus de création est peu mis en avant et comme si se référer à une activité socialement reconnue demeurait encore impossible. Les IO de collège et lycée de 1985/86 introduisent les activités physiques d’expression parmi 7 groupes d’activités et mettent en avant les possibilités de valeur expressive du mouvement comme l’imagination créatrice.

Et pourtant, l’introduction de l’art peut être perçu comme une ouverture 

Pourtant Jacques Rouyer opérait dès 1965 [[J. Rouyer, Recherches sur la signification humaine du sport et du loisir, in Revue recherches Internationales, N°48, 1965.]] une rupture épistémologique pour « penser l’EP […] se concrétisant par différents enseignements qui se réfèrent à des domaines culturels identifiables [sport et art, ndlr] mais ayant en commun l’activité physique. » Plutôt qu’une opposition voire une concurrence entre les activités sportives et les activités artistiques pour éventuellement tordre la référence de l’EP au sport, il faut voir dès cette rupture une véritable ouverture culturelle de l’EP. 

Quand la référence à l’art apparaît enfin, l’activité danse n’est plus dénommée

Les programmes collège de 1996 à 1998 ne se réfèrent plus qu’à 8 groupes d’activités sans nommer ces dernières. Ils font apparaître le qualificatif artistiques au pluriel, associé aux termes d’activités physiques (APA) au sein d’un groupe spécifique.[[Les textes de 1985/1986 font référence au groupe de la danse et des activités d’expression, ceux de 1996 créent des compétences propres relatives à 8 groupes d’activités dont celui des activités physiques artistiques avec des savoirs détaillés.]] Si dans ce groupe sont détaillés les contenus abordant le projet expressif, les modes de composition, la démarche de création, des formes corporelles signifiantes, des éléments scéniques, la communication de sens et d’émotion, il est dommage que jamais le terme de danse ne soit présent même si ces contenus s’y réfèrent. Il est à noter que ces programmes se situent dans la lignée des propositions d’Annick Davisse qui s’est engagée en 1998 dans un plaidoyer pour l’adoption du terme « activités physiques sportives et artistiques » (APSA) comme objets d’enseignement de l’EPS et confirmant finalement l’ouverture culturelle de l’EPS. 

Au moment où la danse est enfin nommée, la référence à l’art disparaît

Au moment même où l’on ose se référer à des activités socialement et culturellement reconnues comme la danse, l’EPS institutionnelle, à travers ses textes officiels, entretient la confusion entre sport et art ! Pour éviter une EPS trop sportive, trop compétitive valorisant soi-disant trop l’opposition individuelle et collective, en 2000 et 2001, elle passe à 4 puis 5 groupes dénommés composantes culturelles, ce qui ne l’empêche pas de mélanger culture sportive et artistique dans la composante culturelle : concevoir et réaliser des actions à visée artistique ou esthétique ! On se demande à quelle culture il est fait référence ! La réponse est rapide, l’appellation « composante culturelle » est supprimée dès 2008 au profit de compétences propres puis champs d’apprentissage. Depuis 2000 donc, les activités gymniques (ou autrement dénommées à visée esthétique) et artistiques sont mêlées dans un même groupe, ce qui est pourtant théoriquement indéfendable, faisant fi du réel et d’apports aussi divers que ceux de la philosophie, l’esthétique, l’anthropologie, la sociologie, …etc. Les conséquences sont importantes car cela aboutit à une hybridation hasardeuse des pratiques professionnelles, sans définition claire de ce qui est enseigné car sans contenus identifiés. 

En même temps, sont intégrés les arts du cirque qui désormais ont gagné leur reconnaissance en entrant dans l’école grâce sans aucun doute au processus d’artification [[M. C. Garcia. La légitimation artistique de la danse hip hop et du cirque contemporain, un effet de l’institutionnalisation de pratiques culturelles « populaires ». Informations sociales 2015/4 (n°190).]] les éloignant d’une culture jugée trop populaire. 

À force de ne pas nommer des activités socialement identifiées, à force de refuser de désigner explicitement l’art comme champ culturel de référence, la profession et l’EPS sont passées longtemps à côté de ce qui fonde les activités artistiques : le processus de création comme participant de l’identité même des activités artistiques, l’œuvre à présenter au regard de spectateurs et spectatrices en étant l’aboutissement. Encore aujourd’hui, bien que le socle se réfère explicitement au concept de culture, au nom d’une EPS « scolaire », dont l’objet ne serait pas les APSA, l’institution abandonne dans les programmes EPS la spécificité des activités artistiques mais aussi des activités sportives. Elle nie du même coup une conception culturelle de l’EPS ou comme le dit T. Tribalat les « objets culturels »  que les textes de 1996 mettaient pourtant en avant à travers un processus d’acquisition d’une culture, appartenant aux missions de l’école.
Le SNEP-FSU quant à lui, prend ses responsabilités et désigne clairement au moins deux champs de culture de référence pour l’EPS : le sport et l’art, au sein desquels on identifie des activités singulières mises à l’étude en EPS. Au nom de toutes celles et ceux qui se sont engagé·es pour l’introduction de l’enseignement de la danse en EPS puis des arts du cirque et qui continuent de mener la bataille pour leur reconnaissance et leur spécificité en tant qu’arts, cette décision est une véritable reconnaissance.

Article publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain.

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