Un individu entrepreneur de lui-même ?

Temps de lecture : 9 mn.

Les auteurs examinent le processus de normalisation des conduites en matière de santé qui tend à nous habituer à consentir à notre propre aliénation et à nous rendre chacun responsable de notre existence en « solitaire ». Ils critiquent « l’hygiénisme contemporain » doux et insidieux, mais totalitaire dans ses fonctions. Roland Gori et M-José del Volgo ont publié la Santé totalitaire (Denoel, 2005)

Pas de jour sans une intervention sur la santé, Roland Gori [[Roland Gori, professeur de psycho­pathologie, un des initiateurs de « l’Appel des Appels ».
]] et Marie-José Del Volgo[[Marie-José Del Volgo, directrice de recherche en psychopathologie. Les deux auteurs viennent de publier La santé totalitaire.]], s’emparent du sujet à leur tour et parlent d’un processus de normalisation des conduites tendant à nous habituer à consentir à notre propre aliénation, et à rendre chacun seul responsable de l’existence en « solitaire ».
Dans cette dynamique, les dispositifs de santé y jouent un rôle essentiel.

Dans la post-face de votre ouvrage est évoquée l’idée que nos modes de vie se retrouvent toujours plus normalisés. Cela justifie-t-il le carac tère « totalitaire » de la santé, dans notre société ?
Avec Michel Foucault, nous pensons qu’aujourd’hui notre société se trouve toujours davantage articulée aux normes qu’aux lois. Ce qui ne veut pas dire que le pouvoir de la loi serait en train de régresser, mais plutôt qu’il s’intègre dans un pouvoir plus général, celui de la normalisation.

La multiplication des règlements, des directives, des circu­laires et des décrets,
par exemple édictés par la Commission euro­péenne proviennent de l’augmentation sans cesse croissante des normes et des exi­gences de standardisa­tion par le fait même de l’absence d’une autorité politique légitime qui pourrait se fonder sur la loi.

En un mot comme en cent, le con­formisme auquel nous nous plions tous les jours s’exerce « dans les petites affaires », nous asservit de manière toujours plus étendue et douce, nous fait perdre l’habitude de nous diriger nous-mêmes et nous habitue toujours davantage à con­sentir dans les marges d’un pouvoir véritablement disciplinaire à notre propre aliénation.

Le Maître aujour­d’hui, ce n’est plus le tyran religieux ou laic, c’est un Maître anonyme, dis­séminé, dans de multiples dispositifs réticulaires et capillaires où s’exerce moins le pouvoir d’un seul que la servitude de tous.
C’est là où les dis­positifs de santé publique et l’épidémiologie jouent un rôle essen­tiel dans notre société pour dire aux individus et aux populations comment ils doivent se comporter pour bien se porter.

La santé, comme le rappelle Canguilhem, n’est pas un concept scientifique, c’est une notion vulgaire dont la signification anthropologique peut être étendue à l’infini.

Un exem­ple parmi d’autres, la santé définie par l’OMS en 1948, comme non seulement l’absence de maladies et d’infirmités somatiques, mais encore l’accomplissement d’un complet bien être physique, mental et social, étend à l’infini le champ de la médicalisation de l’existence.
La sécurité routière devient le thème de la journée de l’OMS et les moindres actes de notre existence quotidienne font l’objet d’une police médicale qui n’a de cesse de suivre l’individu de sa con­ception à sa mort. La rationalité sani­taire semble le moyen trouvé par la modernité pour résoudre la crise éthique qui suit la disparition des grands récits religieux, idéologiques et mythiques.

C’est dans les paysages que trace à grands traits la médicalisation de notre existence que vont faire retour les mythes, les idéologies et les religions. C’est en ce sens que la santé devient totalitaire, s’il n’y a plus de reste, d’hétérogène au magistère médical des conduites.

Toujours dans votre livre, vous citez le professeur de médecine Skrabanek et la critique qu’il fait de ce de ce qu’il nomme: « un hygiénisme contemporain». Pouvez-vous en préciser l’essentiel des contenus et des processus ?
À la suite de notre réponse à la ques­tion précédente, on peut dire que l’hygiénisme contemporain provient de l’instrumentation des pratiques soignantes, de leurs savoirs et de leurs logiques pour amener les pro­fessionnels à participer au gouverne­ment des hommes.

La médecine, la psychiatrie et la psychologie ne sont pas seulement des pratiques profes­sionnelles et des savoirs scientifiques, elles sont aussi des pratiques sociales qui donnent une légitimité à des modes de gouverne­ment des masses et participent à de véri­tables initiations cul­turelles.
On voit bien par exemple aujour­d’hui comment l’indi­vidu est transformé en « entrepreneur de lui-même » et comment la méde­cine contribue à lui fournir des indica­teurs pour mieux gérer sa vie, des indices sur son patrimoine biogéné­tique et ses facteurs de risque afin qu’il « pilote » son existence, fasse fructifier ses ressources biologiques et choisisse la niche écologique où il pourra le mieux se développer. La génétique, la médecine prédictive et la rationalité de la santé publique par­ticipent à cette construction anthro­pologique d’un individu libre, auto­nome, responsable de son existence et acteur de sa santé, en un mot comme en cent, solitaire de la nais­sance à la mort. Dans cette concep­tion anthropologique de l’humain, autrui n’est plus que le moyen dont se sert l’individu pour faire fructifier son capital biopsychosocial et accroître la rentabilité de ses jouis­sances existentielles.

Précisons également que cet hygié­nisme contemporain est doux et insidieux dans ses manières, même s’il est totalitaire dans ses fonctions. La police sanitaire opprime les hommes toujours davantage en les asservissant de manière douce et étendue en leur faisant perdre l’habi­tude de se diriger eux-mêmes, mais en requérant constamment leur adhésion volontaire à leur servitude, leur soumission sociale librement consentie.

À la différence des régimes totalitaires, disciplinaires et fascisants du siècle précédent, l’hygiénisme de nos démocraties libérales dégradent les hommes mais sans les tour­menter, en leur promettant un salut par la jouissance matérielle.

Si les deux hygiénismes, l’un dans la ver­sion hard des régimes totalitaires et l’autre dans la version light des démocraties libérales, prétendent au nom de la science administrer biologiquement le vivant, il convient de souligner que leurs idéaux et leurs manières diffèrent considérablement.
Le consentement démocratique à cette administration scientifique et technique de l’humain est un acquis de l’histoire en réaction aux atrocités de la grande criminalité nazie. Donc il est hors de question de confondre ces deux versions de l’hygiénisme mais ils ont en commun la prétention d’administrer l’humain au nom de la science et de l’amener ainsi à renon­cer à décider. Or la décision est la signature même de ce « pluriel des singuliers » que nous sommes et qui fait de nous des sujets politiques et désirants.

Doit-on parler d’une dictature con­temporaine de la « forme », des « formes » ? Si oui quels en sont les mécanismes, les effets indi­viduels et collectifs ?
Oui, bien sûr, il y a aujourd’hui une dictature de la « forme » et des « formes », mais qui s’exercent moins dans une exaltation des modèles sac­rificiels de l’armée et de l’église, que dans l’illusion d’accroire les jouis­sances et les valeurs qu’un individu peut tirer à partir de ses ressources individuelles sur le « marché du plaisir » de l’existence solitaire. Cette tyrannie des formes n’est que l’en­vers des dispositifs qui encadrent, régulent et normalisent toujours davantage les corps pour les capturer et les dresser au profit des industries de consommation et des dispositifs sécuritaires du pouvoir.

Ces disposi­tifs de normalisation qui prennent la « forme » comme objet et moyen de contrôle social participent à la promotion de certaines valeurs sociales et
culturelles et assurent la servitude sociale des individus en échange
d’un droit d’accès aux jouissances individuelles et collectives.
En un mot comme en cent, la « forme » valorisée est le moyen d’imposer sournoisement et sans violence « une norme » dont l’impensé cognitif, moral, social et politique est essentiel.

Prenons un exemple concret. Quand le manuel de psychiatrie américaine envisage dès sa troisième version (DSM III) d’inclure l’introversion ou la timidité parmi la liste des troubles du comportement tantôt comme phobie sociale, tantôt comme trait de per­sonnalité évitante, tantôt comme trouble anxieux généralisé, ce n’est pas seulement un problème de diagnostic psychiatrique qui est en jeu, c’est un ensemble de valeurs morales, sociales, culturelles et poli­tiques qui se trouvent promues ou stigmatisées.
Le problème n’est pas seulement que les experts de ce DSM soient largement sponsorisés par les industries pharmaceutiques dont ils accroissent le nombre de consommateurs — selon certaines enquêtes près d’un tiers jusqu’à la moitié des adolescents peuvent être considérés comme des introvertis ­ mais encore en brouillant toujours davantage les frontières entre le nor­mal et le pathologique, ils étendent le nombre d’individus « anomaliques » à suivre par la psychiatrie.
Last but not least, avec l’impensé normatif du diagnostic de « timidité » quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est ce faisant la promotion d’une culture de l’extraversion conforme aux exi­gences de la civilisation capitaliste nord américaine.

Dans le dernier chapitre de votre livre, vous évoquez ce qui semble une caractéristique de notre société postmoderne : « la naturalisation de l’humain ». Que pouvez-vous rapidement nous en dire ?
Cette naturalisation de l’humain procède de la croyance selon laquelle
on pourrait rendre compte des normes biologiques ou psychiques comme s’il s’agissait de faits dépourvus de valeurs sociales et culturelles.
Nous ne croyons pas à l’Immaculée conception des savoirs et des pratiques professionnels.
Les savoirs et les pratiques émergent de la niche écologique d’une culture qui favorisent ou inhibent certains para­digmes, bien au-delà de leur logique scientifique ou de leur validité interne.
Quand on croit pouvoir rendre compte du comportement humain comme d’un fait scientifique relevant d’une exactitude probabiliste, on sous-estime forcément ce que chaque pathologie mentale ou sociale, par exemple, doit à une culture et à une société à une époque données.
Ce gommage anthro­pologique des « maladies mentales » est de nouveau à la mode dans la psychiatrie contemporaine qui pré­tend rendre compte des souffrances psychiques et sociales à partir d’une neurozoologie des comportements et de son jumelage à l’imagerie médicale du cerveau et aux prédispositions génétiques de son fonctionnement.

Dans le contexte que vous évoquez, doit-on finalement s’étonner de ce qui semble bien être aujourd’hui une attaque d’ordre idéologique et politique contre la psychanalyse ?
0n assiste aujourd’hui à la promotion d’une figure anthropologique qui serait celle d’un homme neuroé­conomique déterminé par son patri­moine génétique qu’il devrait « libre­ment » faire fructifier sur le marché de l’environnement pour accroitre ses performances instrumentales et la rentabilité de ses plaisirs. Cette con­ception anthropologique est éthico­compatible avec les exigences du capitalisme financier davantage qu’elle n’est justifiée par les décou­vertes scientifiques.
Bien sûr une telle idéologie d’un « homme neuroé­conomique » heurte de plein fouet la conception d’un homme tragique dont se prévaut la psychanalyse.
Cet homme tragique, divisé avec lui-même, tourmenté par l’angoisse et la culpabilité est un homme habité par le conflit qu’il partage avec les autres pour le meilleur et pour le pire. C’est un homme de l’amour contrarié, du sexe entravé, du rêve tourmenté, dont la névrose est moins l’invasion d’un élé­ment morbide dans le psychisme que son essentielle réalité.
Cette figure anthropologique est proche de cette culture grecque qui en a porté les enjeux sociaux sur la scène politique de la démocratie. Le conflit avec l’Autre et soi-même est au cœur de cette figure anthropologique qui pro­duit tout autant, par les jeux de parole et de dialogue, la névrose que la démocratie. C’était d’ailleurs un des objectifs affichés des DSM III et IV, que d’en finir avec le concept de « névrose » pour lui préférer le cata­logue extensible à l’infini des troubles du comportement. C’est vrai qu’il a fallu parfois défendre la psychanalyse contre les psychanalystes eux-mêmes. Mais si nous devions en finir avec cette conception tragique de l’humain que la psychanalyse a su préserver et promouvoir, alors ce serait pour nous « l’humanité dans l’homme » qui serait aussi menacée.

Article paru dans Contrepied n° 24 – EPS : entretien et développement de la personne – octobre 2009