Volley-ball et citoyenneté

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Samuel Lepuissant est formateur au STAPS de Rennes, il fait l’hypothèse que la façon dont on enseigne le volley-ball révèle la conception que l’on a d’un individu, futur citoyen intégré dans la cité.
Il débusque, à travers l’analyse de séquences d’enseignement du volley-ball, deux conceptions différentes
de l’enseignant qui sous-tendent deux questions fondamentales : quelles œuvres à transmettre pour quel citoyen ? Comment et avec quoi le former ?

Le volley-ball est une œuvre humaine

Le cinéma, la littérature, les sciences physiques…, en tant qu’activités humaines, ont produit des œuvres, culturellement marquées et historiquement datées (films, livres, théorèmes).
Avec un brin de cynisme, la torture et la pornographie sont, elles aussi, des activités sociales et culturelles ayant produit des œuvres et développé, durant leurs évolutions, des techniques corporelles faisant apparaître toute l’ingéniosité (perversité ?) de l’humain.
Au même titre, les sports sont les œuvres de l’humanité sur le plan des activités physiques de confrontations codifiées à des milieux physiques, sociaux dans un but performatif. Les humains qui, délibérément, se rassemblent pour se confronter, dans le respect d’un règlement, développent des activités adaptatives, transforment leurs réponses techniques et tactiques et d’une manière dialectique font que le règlement se transforme en prenant en compte ces nouvelles réponses adaptatives. Les œuvres constitutives de l’activité sportive sont donc, comme pour la littérature, en construction permanente. Elles sont datées, mais aussi évolutives.
Elles sont porteuses des valeurs de leurs créateurs, mais aussi, des individus qui les ont fait évoluer.
Le volley-ball détient donc une dynamique évolutive, comme l’ensemble des sports collectifs s’appuyant sur les relations dialectiques :
● activité adaptative offensive activité adaptative défensive ;
● inventions technico-tactiques évolutions réglementaires.

Ces moteurs de l’évolution donnent le sens de l’œuvre.

Préserver l’intérêt de l’œuvre en jouant sur les règles.

Initialement inventé par W. Morgan à la 30 fin du XIXe siècle pour soustraire les étudiants aux ennuyeuses séances de gymnastique, la « mintonette » répond aussi à des finalités de non violence (séparation des équipes), de polyvalence (tout le monde passe à tous les postes), de défi ludique (frapper le ballon pour protéger la cible sur laquelle les joueurs évoluent).

La question du sens de l’œuvre VB :

qu’est-ce qui pousse des humains à s’opposer collectivement au-dessus d’un obstacle haut avec des frappes franches sur un ballon léger en cherchant à atteindre une cible sur laquelle les autres humains évoluent ?

Les règles pour préserver le sens :

comment faire pour que ceux qui possèdent le ballon n’aient pas trop de facilité pour atteindre la cible ou que ceux qui ne le possèdent pas n’aient pas trop de possibilité d’en empêcher l’atteinte ?
La règle autorisant, au maximum, trois touches par équipe, garantit, à haut niveau depuis le milieu du XXe siècle, un certain équilibre entre les droits des attaquants de tenter d’atteindre la cible adverse et les possibilités des défenseurs de protéger cette cible : le rapport de force entre l’attaque et la défense.
Les trois touches existent car l’humain considère que l’œuvre serait moins intéressante à pratiquer et moins belle à regarder en deux touches ou en quatre touches plutôt qu’en trois.

S’il y avait quatre touches ou plus (comme au départ où le nombre de touches était illimité et le dribbling autorisé) l’œuvre ne serait pas intéressante car les humains possédant le ballon auraient trop de chances d’atteindre la cible des autres humains.

S’il y avait deux touches, l’œuvre ne serait pas intéressante car les humains possédant le ballon n’auraient pas assez de chances d’atteindre la cible des autres humains.

En ce sens, la règle des « trois touches » en VB est un processus d’humanisation.
La contrainte réglementaire des trois touches oblige à entrer dans un processus de transformation (de rapport au temps, à l’espace…), donc d’humanisation.

Les humains se confrontant en VB cherchent à se mettre le plus rapidement possible en situation de tir, cherchent à produire de l’incertitude temporelle, spatiale, événementielle, cherchent à percevoir la situation (dé)favorable de tir pour agir en fonction (tirer ou conserver). De cette contrainte majeure découlent des organisations individuelles et collectives pour répondre à l’enjeu de l’atteinte d’une cible adverse protégée collectivement.

Changer une seule règle et cela change tout !

Analysons deux situations de VB proposées en 3e : L’objectif et les règles sont identiques, seul le décompte des points diffère.

Le décompte des points

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Les deux exemples proposent les mêmes contraintes matérielles (espaces, 3 joueurs pour qu’il y ait suffisamment d’incertitude et de possibilité d’attaque pour chacun), le même rapport au ballon (frappes libres jusqu’à un maximum de trois touches).
Le service cuillère est une balle facile en fond de terrain qui devrait quasiment interdire le renvoi direct.
L’élément structurant de cette situation est donc le décompte des points. C’est ce qui donne le sens à l’opposition, sa raison d’être…

Si l’on replonge dans l’œuvre et la signification du VB : frapper (jouer de volée) le ballon pour lui faire toucher le terrain adverse en lui faisant franchir un obstacle relativement haut, on situe alors l’enjeu de l’opposition et de la coopération.
Cela paraît être une banalité, mais, la seule solution pour « toucher le terrain adverse » c’est de tirer le ballon dans sa direction.
Tout en contenant la protection de sa propre cible, le tir vers la cible adverse est donc l’intention première et structurante pour le jeu.
L’incapacité, les échecs répétés, l’impossibilité de faire vivre cette intention première font naître, par contre, le besoin de la coopération, le besoin de l’autre. Le partenaire, le relais, la passe, la coopération ne sont que les signes d’une incapacité à se mettre seul en situation de marquer… et dialectiquement le signe d’une capacité des adversaires à mettre un individu dans l’incapacité de marquer seul.
Conserver le ballon dans son espace de jeu, pour donner à un autre, n’a ainsi de sens que lorsque les chances de réussir seul, maintenant, sont inférieures aux chances qu’aura un partenaire, dans la situation dans laquelle il sera placé, après. Il faut reconnaître les situations favorables de tir. Cette reconnaissance s’enseigne.
Identifier sa position de tireur par rapport à la chance qu’a son tir de marquer s’enseigne. Ne pas tirer pour conserver dans les meilleures conditions s’enseigne aussi.
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Mais alors, pourquoi les joueurs de volley-ball experts jouent-ils majoritairement en trois touches et ne tirent jamais en « renvoi direct », et très rarement en deuxième main ? Cela arrive… mais, ils le font si et seulement s’ils ont plus de chances de marquer directement qu’en conservant. Or, chez les experts, les chances de marquer ne sont réelles qu’à partir d’une mise en situation de déséquilibre collectif nécéssitant trois touches. En est-il de même dans une classe de troisième ? Des élèves de troisième ont-ils besoin de trois touches pour protéger leur cible en attaquant l’autre ? Quelle conception de l’œuvre guide alors les choix exposés pour ces élèves de troisième ?

Deux conceptions de l’œuvre

La première formule s’appuie sur la « forme de l’œuvre » que l’on observe depuis des décennies, enchaînant inlassablement « réception », « passe », « attaque ». Cette circulation du ballon et des joueurs représente dans l’inconscient professionnel le « phantasme de l’action collectivement réussie » pour les élèves.
La construction de ce jeu stéréotypé organise les rôles, les fonctions, les placements de chacun.
La première touche est une action de protection de la cible.
La seconde touche est une action de mise en situation de tir.
La troisième est l’action de recherche de la rupture.

Aucun joueur n’a vraiment de choix à assumer, d’alternative entre « tirer ou conserver ».
L’action n’est pas guidée par l’analyse du contexte de jeu mais par le respect d’un ordre événementiel.

La seconde formule se réfère à une analyse de l’algorithme offensif de tout sport collectif : « si je peux tirer directement je tire », « si je ne peux pas tirer, je donne à un partenaire en le plaçant en situation de tir ».
Cette conception considère la construction en trois touches comme l’aboutissement d’un processus d’analyse du rapport de force entre l’attaque et la défense. Tant que les joueurs n’ont pas besoin de deux touches pour protéger leur cible et atteindre celle de l’adversaire, on doit aller au bout des possibilités offertes par la touche unique (le « renvoi direct »). Tant qu’avec deux touches, le rapport de forces est équilibré, la 3e touche n’est pas nécessaire. Quand le nombre d’échanges dure longtemps (2-3-4 franchissements), c’est le signe que l’attaque n’a pas assez d’armes pour conclure, il y a supériorité de la défense.

Les variables réglementaires (nombre de touches, de joueurs, dimensions du terrain) doivent alors être réadaptées pour redonner de plus grandes possibilités à l’attaque.

Deux conceptions de ce qu’il y a à apprendre de l’œuvre

Pour apprendre à « performer » dans le décompte A

il faut dans un premier temps construire une posture pour garder le ballon dans son camp.
Les transformations visées tournent essentiellement autour de la conservation :
● tête basculée sous le ballon en passe haute,
● mise à distance, orientation et dosage de la surface de frappe en « manchette ».
C’est la capacité collective à conserver et à faire progresser le ballon qui est valorisée, recherchée.
Ces apprentissages sont évidemment indispensables en VB. Néanmoins, pour cette formule, on peut aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas besoin d’adversaire, de filet, de cible pour transformer les deux premiers intervenants sur le ballon.

Pour apprendre à « performer » dans le décompte B

il faut dans un premier temps construire un « renvoi direct » stabilisé depuis la moitié avant de son terrain et un « tir direct » vers le fond de la cible adverse depuis la zone proximale du filet.
Ce qui est recherché c’est la rigidité et la fiabilité du contact main-ballon pour produire des trajectoires longues :
● doigts en hyper extension et contact avec les « oreilles » du ballon en passe haute, ● dissociation des poussées entre les bras et les jambes.
C’est la capacité individuelle à délibérément tirer dangereusement et à identifier les situations favorables de tirs qui est visée.

Les deux conceptions se valent-elles politiquement ? Quel citoyen volleyeur ? Si l’on considère que chaque citoyen est un « acteur politique » capable de peser sur le cours de l’Histoire, les deux propositions, en raison du travail mené sur l’œuvre, ne projettent pas le même citoyen volleyeur.

D’un côté les acquisitions visées tendraient à un stéréotype tactique (circulation formelle du ballon en trois touches).
De l’autre coté est développée l’acquisition d’un jeu de choix en lien avec les événements émergents du contexte d’opposition (« si je peux tirer… »).

Face à un même problème (un ballon arrive vers ma cible), dans le décompte A, la réponse souhaitée pose un problème plutôt aux partenaires qu’aux adversaires. En effet, la volonté de conserver met souvent en difficulté (échec ?) les partenaires eux-mêmes. De plus, les progrès dans la conservation (et il y en a) seront liés à la résolution de problèmes entre partenaires et non, dialectiquement, au regard des problèmes posés chez et par l’adversaire.

Dans quelle culture entrent ces élèves ?
Un citoyen volleyeur A entre dans une culture de coopération. Se cultiver en volley-ball, c’est devenir capable de s’organiser à plusieurs pour conserver un ballon pour tirer à l’issue des trois touches réglementaires. Les problèmes à résoudre sont centrés sur les relations inter-partenaires. Est-ce à dire que si le règlement autorisait quatre, cinq… touches, le jeu, alors qu’il peut se conclure en deux ou trois touches, irait jusqu’à l’épuisement de ce nombre de passes entre partenaires ? Chercherait-on à voir les élèves démontrer leur capacité collective à conserver jusqu’aux limites réglementaires… inventant par la même une nouvelle forme de « passe à 10 » ?

La recherche d’une circulation formelle en trois touches semble vouloir s’affranchir de l’histoire du VB et de la genèse du savoir chez les joueurs et par là même oublier qu’un citoyen volleyeur se construit par le développement de réponses adaptées aux problèmes constitutifs d’une opposition.
Ce qui fonde l’enseignement du VB à l’école, et qui fait que l’on ne programme pas « passe à 10 », c’est bien l’intérêt de confronter les élèves à une situation d’opposition nécessitant le développement de choix technico-tactiques sous forte pression temporelle.

Si l’on insiste on voit apparaître d’un coté un élève conservant en première touche parce qu’il le faut (alors qu’il serait en situation de tirer) et de l’autre un élève conservant en première touche parce qu’il le doit (le tir étant peu opportun).
Ceci est tellement vrai, que d’ailleurs, on voit régulièrement des élèves conserver le ballon pour un partenaire placé en arrière du terrain.

Sommes nous politiquement porteurs d’une conception des choix par principe ou par liberté ? Le « choix libre parce qu’éclairé » est-il porté par le décompte A ou B ?
Le décompte A, en valorisant la conservation, par principe, n’est-il pas sous-tendu par une certaine forme d’« idéalisme » (circulation idéalisée, fantasmée comme révélatrice de la réussite en volleyball) ? Seraient en réussite les élèves faisant circuler le ballon avec la forme proche du jeu des experts. Or, dans une perspective culturaliste de l’enseignement, le VB est porteur d’un enjeu symbolique majeur, d’une jubilation particulière : rompre et empêcher de rompre.
L’acculturation en VB suppose d’être confronté et de développer les capacités de rupture et d’identification des contextes défavorables à l’atteinte directe de la rupture.
C’est de cet enjeu qu’est porteur le règlement des trois touches.
Il revendique à la fois le droit aux joueurs de ne pas réussir à marquer dès la première touche ou la seconde touche en accordant une troisième mais, aussi, il revendique l’intérêt pour les joueurs de chercher à marquer dès la première ou la seconde touche.
L’élève B s’inscrit dans la culture en intégrant les enjeux historiques, anthropologiques, technologiques de la pratique.

  • L’élève A apprend et se transforme mais en reproduisant une image figée d’une pratique sociale, amputée de sa raison d’être, ce que R. Mérand appelait le « formalisme ».
  • L’élève B intègre les ressorts de la transformation sociale de la pratique :il s’humanise même si ses productions ne ressemblent pas à la forme de l’œuvre.

La règle des trois touches est donc un processus d’humanisation à condition qu’elle soit vue comme une possibilité offerte, un pouvoir toléré, une arme autorisée et non comme un produit à copier.

Nuances conclusives

L’analyse porte sur deux exemples réels à partir desquels on peut inférer des conceptions présentes dans la profession, dont sont porteurs les étudiants STAPS.

Les savoirs disciplinaires sont des armes politiques : ils offrent aux futurs citoyens des pouvoirs de transformations sociales ou les stérilisent.

L’« idéalisation » a des raisons. Le VB est majoritairement programmé pour répondre aux finalités « socialisantes » de l’école. Le VB est vu comme la pratique scolairement idéale car « on ne peut pas gagner seul », « il faut faire des passes pour gagner »… de plus, d’un point de vue très pragmatique : enseigner la « conservation » amène des transformations qui se justifient, justement, en disant que « il faut savoir conserver pour identifier quand rompre ».

Néanmoins, derrière des intentions éducatives, professionnelles nobles et cohérentes on peut débusquer des choix politiques, des manières de traiter une œuvre de l’humanité dans le domaine des activités physiques de confrontations codifiées à des milieux physiques, sociaux dans un but performatif.

En ce sens, la transformation de l’œuvre pour qu’elle réponde aux objectifs scolaires est inhérente aux processus transpositifs, dans ce qu’ils ont de plus politique.
Le choix, la sélection, la transformation que fait subir à un objet de savoir la volonté de l’enseigner sont des processus éminemment politiques renfermant des valeurs, des représentations, des intentions, des visées et des pouvoirs…
Les savoirs disciplinaires sont des armes politiques : ils offrent aux futurs citoyens des pouvoirs de transformations sociales ou les stérilisent.

(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)