Comment fabriquer un nageur vraiment scolaire ?

Temps de lecture : 11 mn.

Ou quelles théories pour quels contenus ?

Dans cet article, Jean Claude Bos 1 discute trois contenus traditionnels de l’apprentissage de la natation : le mouvement uniformément accéléré, l’expiration complète et continue et le maintien de l’équilibre horizontal. Cet extrait interroge leurs fondements théoriques. 

En natation, comme ailleurs sans doute, bien des choses s’enseignent par habitude, par tradition, par routine. Chacun va, répétant ce qu’il a entendu d’un autre qui le répétera à son tour, sans que l’on ne réfléchisse plus vraiment aux fondements, aux justifications ou même à la nature de ce que l’on transmet. Sans doute est-ce plus économique ainsi ; mais, incité par le titre de la revue, je voudrais prendre le contre-pied de la tendance actuelle qui veut que l’on s’interroge (et que l’on interroge au CAPEPS) essentiellement sur la pertinence de contenus d’enseignement en fonction des ressources supposées des élèves, des exigences des textes officiels ou des différents projets, l’analyse rigoureuse de l’activité et l’explicitation des présupposés théoriques qui ont amené à la formulation de tel ou tel contenu n’étant plus qu’anecdotiques. C’est pourtant indispensable si l’on veut dépasser un savoir purement scolaire, formel, et si l’on veut que ce que l’élève apprend soit réinvestissable ou, osons le dire plus simplement, utile (…).

Or, le savoir nager scolaire, tel qu’il découle de l’enseignement des contenus d’enseignement les plus traditionnels (les plus éculés ?) en natation, ne s’accompagne que rarement de ces progrès moteurs sensibles. Il me semble donc indispensable d’en mettre à jour les présupposés théoriques, de les analyser et d’en discuter les conséquences sur l’activité des élèves.

Le premier contenu d’enseignement choisi concerne la propulsion. On peut le trouver formulé ainsi : « le mouvement doit être uniformément accéléré durant toute la phase motrice pour conserver un appui efficace sur l’eau » Il nous permettra de répondre aux questions suivantes : Quel est le rôle du modèle théorique ? Peut-on se passer d’une définition claire des concepts ? Quels problèmes de cohérence entre des contenus issus de modèles différents ?

Le deuxième : « l’expiration doit être complète et continue » ne s’éclairera qu’à la lumière de l’histoire de l’éducation physique. Le dernier contenu étudié : « il faut maintenir un équilibre horizontal » nous permettra de rappeler qu’une théorie a le plus souvent un domaine de validité limité et que vouloir l’étendre à l’ensemble des niveaux de pratique ne permet pas de rendre compte de la réalité.

Enfin nous conclurons sur l’incidence de la transmission de ces contenus d’enseignement sur le savoir nager des élèves.

Premier contenu discuté : « Le mouvement doit être uniformément accéléré durant toute la phase motrice pour conserver un appui efficace sur l’eau ».

Quel est le modèle théorique ?

La justification théorique sous-jacente, fondée apparemment sur le bon sens, tient en deux postulats : 

  • C’est la résistance (dite aussi traînée) que rencontre la main en se déplaçant vers l’arrière qui, par réaction, assure la propulsion.
  • Dans ce mouvement vers l’arrière, la main entraîne la masse d’eau, ce qui fait baisser la vitesse relative de la main par rapport à l’eau, d’où la nécessité de l’accélération qui compense cette diminution relative de vitesse.

Il ne s’agit pas ici de prendre parti sur la validité de ce modèle, de très nombreux articles nourrissent la polémique, mais simplement de dire que le contenu d’enseignement « accélération » suppose qu’on le tient pour valide ainsi que les deux postulats sur lequel il repose ; que, par conséquent, on rejette les modèles contradictoires, notamment ceux issus de Counsillman 2  qui donnent une place prépondérante aux forces de portance obtenues sur des trajets hélicoïdaux. En effet, on ne peut pas demander à l’élève d’effectuer une accélération progressive de la main sur le plus long trajet possible vers l’arrière tout en lui demandant simultanément de limiter au maximum le recul de la main. Certains, apparemment, ne sont pas gênés par cette contradiction et se contentent de rajouter simplement le contenu « acquisition de trajets godillés » à celui « d’accélération progressive ». Ceci n’est d’ailleurs en rien spécifique de l’éducation physique. Comme cela a été montré dans plusieurs disciplines, lorsque les enseignants sont contraints d’intégrer de nouvelles connaissances, ils le font selon une logique cumulative du savoir, en l’ajoutant simplement aux anciennes connaissances, sans qu’il y ait remise en cause, transformation ni substitution.

De quelle accélération parle-t-on ? 

Le problème vient, au départ, du fait que l’on ne précise jamais de quelle accélération il s’agit. Augmenter la vitesse de déplacement de la main dans l’eau n’est pas équivalent à augmenter la vitesse de déplacement de la main par rapport à l’épaule. De la même façon on peut soit considérer que l’accélération concerne la vitesse de rotation du bras, donc une vitesse angulaire, ou au contraire la composante horizontale, dirigée vers l’arrière, du déplacement de la main. On peut aussi envisager (en cohérence avec le modèle Counsillman, que la main se déplaçant dans un espace à trois dimensions, c’est la vitesse instantanée de déplacement de la main sur sa trajectoire complexe, quelle qu’en soit la direction, qui nous intéresse. Dans ce cas, comme il y a changement de direction (bas – haut, avant – arrière, extérieur – intérieur) la vitesse s’inverse à chaque fois selon un des axes en passant par zéro. Même une roue de brouette voilée, poussée à vitesse constante, donne sur un logiciel d’analyse du mouvement trois magnifiques accélérations, une sur chaque axe. Inutile de dire que toutes ces accélérations n’ont mécaniquement aucun lien entre elles et ne peuvent être confondues. L’argument de la réversibilité Galliléenne parfois avancé n’est pas recevable. En effet l’affirmation selon laquelle le mouvement de A par rapport à B est identique à celui de B par rapport à A, par simple changement de référentiel, n’est vraie que dans un système stable, c’est-à-dire, justement, dans lequel la vitesse est constante !

L’accélération, cause ou conséquence ?

Imaginons cependant que nous sachions quelle est l’accélération qui nous intéresse et qu’il s’agisse, par exemple, de celle du recul de la main par rapport à l’eau. Comment peut-on l’obtenir ? En théorie, pour qu’il y ait accélération, il faut et il suffit que la force qu’applique le nageur sur l’eau soit supérieure à la résistance que rencontre sa main. Mais ceci, en terme de comportement, peut être obtenu de deux façons opposées : soit en cherchant à « pousser fort », soit au contraire par une orientation moins efficace des surfaces propulsives qui offrent ainsi moins de résistance. L’accélération de la main vers l’arrière peut même être due au fait que la résistance globale du corps à l’avancement a augmenté : l’appui qui permettait à l’épaule d’avancer n’est plus suffisant et “décroche” brutalement. L’accélération de la main vers l’arrière peut donc tout aussi bien être le témoin de l’insuffisance des appuis, d’une augmentation de la résistance globale à l’avancement que d’un effort propulsif. Si, au contraire, nous décidons que c’est l’accélération de la main par rapport à l’épaule que nous recherchons, elle peut aussi, à l’inverse, être la conséquence d’une diminution de la résistance globale du corps.

L’imprécision concernant la nature de l’accélération s’accompagne donc également d’une confusion entre cause et conséquence. Dans l’affirmation classique : « Ce mouvement aquatique est progressivement accéléré, donc l’action musculaire doit être d’intensité croissante » 3, la logique de l’assertion, douteuse sur le plan de la physique, renverse la réalité. L’intensité croissante correspond en fait à une réalité subjective, c’est ce que ressent le nageur. Mais elle est présentée comme un moyen. Quant à l’accélération, présentée comme l’objectif, ce n’est qu’une rationalisation a posteriori.

Conséquences sur la nage des élèves :

Que se passe-t-il lorsqu’on demande aux élèves d’accélérer leur trajet moteur ? Inutile de dire que parmi les solutions envisagées précédemment, c’est toujours celle qui est la moins coûteuse immédiatement qu’ils adoptent en pratique. Ils se font le plus souvent un plaisir de « couper l’eau en tranches » ou de reculer le coude pour obtenir une magnifique accélération. Le progrès est alors négatif. Cependant, il arrive aussi que certains se contentent de ralentir le mouvement dans sa première partie pour, par contraste, donner une accélération à bon compte. Dans ce cas, la coordination des bras est modifiée par ce temps de glisse en avant et le progrès est immédiat et tangible. Cette (bonne) solution se voit notamment lorsque sont proposés simultanément les deux objectifs apparemment contradictoires d’accélération et de baisse de la fréquence. Placés devant cette double contrainte, certains élèves réussissent à trouver une ruse (le temps de glisse et le changement de coordination qu’il suppose) qui satisfait à peu près les exigences de l’enseignant et les lois de la mécanique.

Finalement que voulait obtenir l’enseignant à travers ce contenu ? Il cherchait en réalité à faire acquérir un rythme à ses élèves. C’est-à-dire une « succession régulière de temps forts et de temps faibles » (P. Fraisse). La structure rythmique est, avec la posture, le point crucial de tous les apprentissages moteurs. Mais comment enseigner un rythme ? On peut faire, ou faire faire, une démonstration mais ce n’est plus à la mode. On peut utiliser les métaphores ou les images mentales comme nous y incitait Neukom en 1936 : [le nageur] « aura intérêt à se représenter mentalement le mouvement classique de la pagaie, et à en reproduire le balancement large et rythmé» 4 mais comment le traduire en situation problème et en fiche d’évaluation ? Quant aux onomatopées et autres aides sonores, qui ont fait la preuve de leur efficacité, elles vont très mal avec le port de l’attaché case. Alors on rationalise. Mais avec un niveau de rationalité qui ne peut que caricaturer aussi bien la complexité de la mécanique des fluides que celle des processus impliqués dans l’apprentissage et la régulation motrice. On obtient ainsi une modélisation simpliste qui a l’avantage de permettre de préparer de belles leçons avec des principes clairs, des fiches rigoureuses, des verbalisations à la portée de tous, et donne un parfum de science qui assure à la discipline sa place au sein de l’institution.

Deuxième contenu discuté : « L’expiration doit être complète et continue »

On vient de voir que l’élève, à travers le contenu « accélération » devait en réalité passer d’une structure motrice uniforme à une structure avec temps faible et temps fort nettement différenciés (en allongeant le temps faible et en concentrant l’intensité de la contraction sur le temps fort). Hélas, il faut aussi qu’il apprenne à respirer ! On va trouver là l’occasion de lui proposer un nouvel obstacle didactique. On met, à juste titre, l’accent sur l’expiration mais pourquoi faut­ il que celle-ci soit « complète et continue » ?

Complète, on peut comprendre qu’il s’agit d’une exagération pédagogique dans l’intérêt de l’élève qui, lorsqu’il a le visage dans l’eau, ne souffle jamais suffisamment, bien qu’il soit persuadé du contraire. Mais « continue » ? « régulière » ? Avez-vous déjà essayé de faire une activité physique que vous maîtrisez bien, quelle qu’elle soit (courir, couper du bois à la hache etc.) en expirant de manière continue et régulière ? C’est impossible ! Du moins sans transformer l’activité en pantomime. Parce que le rythme moteur et le rythme respiratoire sont indissociables. Si l’expiration est continue, régulière, le mouvement de bras l’est aussi automatiquement. Si l’on veut obtenir un ou des temps moteurs forts, il est nécessaire et suffisant d’obtenir une expiration explosive à la fin de ce ou ces temps moteurs, en natation comme ailleurs Alors pourquoi cette exigence d’une expiration complète, continue ? Je ne vois qu’une réponse possible. C’est que ce contenu est un vestige des temps historiques de l’éducation physique ; il nous renvoie à la formule célèbre de Demeny pour qui le mouvement harmonieux était « complet, continu, arrondi ». L’expiration complète, continue, (la bouche arrondie?) est comme un organe fossile au sein de l’évolution d’une espèce. Témoin d’une fonction révolue, il a perdu son utilité et se retrouve complètement inadapté dans un nouvel environnement. Dans le cas qui nous intéresse, la didactique de la natation, il représente un obstacle majeur.

Pour parfaire notre nageur scolaire il ne reste plus qu’à l’équilibrer :

Troisième contenu discuté : « Il faut maintenir un équilibre horizontal »

Quelle est la justification théorique ? Elle tient dans une formule : R=kSV2 où R est la résistance frontale présentée comme la résistance majeure et S la surface du maître couple. Pour réduire R il suffit de réduire S, donc être le plus horizontal possible. Or, la résistance frontale n’est la résistance la plus importante que pour une plage de vitesse donnée et pour un objet entièrement immergé. On observe effectivement qu’un nageur de haut niveau adopte pendant ses coulées une stratégie de réduction maximale du maître couple : alignement et orientation du corps selon l’axe de déplacement, profilage par extension forcée des épaules et baisse de la tête. Par contre, pendant la nage, c’est tout à fait différent : posture cambrée, roulis, ondulations sont la norme. Doit-on en déduire que les nageurs de haut niveau nagent mal ou qu’il faut revoir nos bases théoriques qui sont par trop simplistes ?

Je retiens évidemment la deuxième hypothèse. Le nageur ne pratique pas une « activité se déroulant dans un fluide» 5, comme on a pu le lire parfois, mais à l’interface entre deux fluides : l’air et l’eau. Or, un objet, quel qu’il soit, se déplaçant à la surface de l’eau est confronté à une résistance supplémentaire, la résistance de vagues, ainsi nommée parce qu’elle se manifeste par la création d’un système de vagues qui forme ce que l’on appelle communément le sillage. Sans vouloir développer ici ce sujet, il faut savoir que, pour un même objet, les différentes résistances n’ont pas la même importance relative selon la vitesse. C’est la résistance de frottement qui est la plus importante à vitesse très faible, puis la résistance frontale à vitesse moyenne et enfin la résistance de vagues à vitesse élevée.

Les régatiers savent bien que, pour tenir compte de ce phénomène, on équilibre son bateau de manière différente selon la force du vent. Il y a donc un moment où le contenu d’enseignement « nager à plat » se justifie parfaitement : il permet à l’élève de passer d’une vitesse faible à une vitesse moyenne. Mais lorsqu’il s’agit de passer au niveau au-dessus, il faut créer et utiliser les déséquilibres (comme dans toutes les activités de glisse) et l’idée de maintenir un équilibre horizontal devient un obstacle au perfectionnement. Sa justification théorique n’était qu’une approximation, acceptable uniquement pour une certaine plage de vitesse.

Encore une fois, l’incomplétude et l’imprécision des bases théoriques sous-jacentes rendent aléatoire l’efficacité du contenu d’enseignement.

Ces trois exemples nous ont essentiellement montré la superficialité de l’analyse de l’activité préalable à la didactisation de la natation.

Ceci présente néanmoins certains avantages :

• Quelques bribes de théorie sommaire permettent d’avoir des certitudes. Sur ces certitudes on peut construire et transmettre des règles d’action aisément transmissibles alors que des connaissances fondamentales un peu plus élaborées, notamment en mécanique des fluides, généreraient surtout de la complexité, des interrogations et peut-être même du doute.

Les modélisations qui en découlent se prêtent bien, par leur simplicité et leur rigueur apparente, à la construction de grilles d’évaluation rigoureuses qui contribuent à la reconnaissance de la discipline au sein du système scolaire

• Les éléments théoriques qui justifient ces contenus d’enseignement sont parfaitement cohérents avec les valeurs traditionnelles de l’école dont j’aurais tendance à penser que le produit idéalisé présente la figure d’un élève qui fait des progrès, fournit un travail régulier, a un comportement d’une stabilité parfaite.

Le seul inconvénient est que cet élève idéal nage d’une façon très particulière dont la seule efficacité consiste à obtenir des points à « l’évaluation motrice complémentaire ». Hors de l’école sa pratique devient inadaptée et stérile car si elle n’a pas le rendement nécessaire à une pratique sportive, même modeste, elle ne procure pas non plus le plaisir d’agir que réclame la pratique de loisir (…).

Entretien avec Yves Renoux, Professeur d’EPS, responsable à la formation FSGT, paru dans la revue Contrepied N°7 “Utopistes … Nageons !”

  1. Jean-Claude Bos Professeur d’EPS IUFM Toulouse, 2002[]
  2. J.E. Consilman, The application of Bernoui/li’s principle to human propulsion in water. First international symposium on Biomechanics in swimming 14-16 sept. 1970.[]
  3. M. Menaud, L. Zins, (1973) Natation sportive.[]
  4. P Neukom, (1936) La technique du crawl. Paris, Berger-Levrault p.40. 1936.[]
  5. J.Vangioni, Construire des programmes en EPS. Dossier EPS N° 20.[]

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