Éducation physique et développement de la personne

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Partant du concept d’éducation et de ses liens avec le développement de la personne Thierry Terret , sans entrer dans des « conflits d’écoles », considère que le développement n’est pas davantage porté par la pratique des ASDEP que par celle des APSA !

L’ éducation est l’action exercée par les générations futures sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer un certain nombre d’états physiques, intellectuels et mentaux que réclament de lui la société politique dans son ensemble, et le milieu spécial auquel il est plus particulièrement destiné.
Quand le grand maître de la sociologie Emile Durkheim définit ainsi l’éducation dans la seconde édition (1911) du non moins célèbre dictionnaire pédagogique de Fernand Buisson, il réduit incontestablement l’éducation à sa fonction reproductrice et la fonde sur une série de divisions caricaturales très critiquables entre enseignants et enseignés, présent et futur, intériorisation et action [[Comme le rappelle justement André Petitat, Relations et éducation, in Education et sociétés, n° 22, 2008/2, 5-12.]].

Toutefois, il énonce aussi des principes forts sur le sens même de l’éducation (celle-ci reposant pour lui, pour l’essentiel, sur l’action du système scolaire) en ce qu’elle doit viser fondamentalement le développement de la personne. Au moment où ce cadre est donné, l’éducation physique est profondément partagée entre des modèles différents, mais tous s’inscrivent totalement dans la conception durkheimienne.
Philippe Tissié, Georges Démeny, Pierre de Coubertin ou Georges Hébert, pour se limiter aux théoriciens de l’éducation physique les plus en vue de l’immédiat avant-guerre, n’envisagent même l’éducation physique qu’en tant qu’elle participe de manière originale au développement des qualités physiques, morales et intellectuelles des enfants, adolescents ou jeunes adultes. Cela n’exclut ni les désaccords sur les moyens, ni les variations dans ce que chacun entend par développement.
Il y a évidemment des différences majeures entre un développement fondé sur la reproduction du geste, sur l’adaptation ou la réaction, ou encore sur la spécialisation.
L’évaluation qui en est faite ne peut d’ailleurs être identique. Le code de la force de Georges Hébert, mesure des « performances » sur un ensemble d’activités, gage d’une harmonie qui annonce avec plus de vingt-cinq ans d’avance le brevet sportif populaire.
L’être développé ici est un « athlète complet » qui n’est pas sans rappeler le « débrouillard » de Coubertin.

En revanche, Démeny rejoint Hébert sur sa sensibilité à la plastique corporelle, soit une autre variation du développement, tout en ayant de ce dernier concept une approche plus restrictive.
En effet, au sein de la commission qu’il présidait quelques années plus tôt (1887) et dont les travaux devaient rapidement conduire au Manuel d’exercices gymnastiques et de jeux scolaires Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-arts, Manuel de gymnastique et de jeux scolaires [[Paris, Imp. Nat., 1891.]], Démeny distingue une gymnastique de base, l’ABC du mouvement au service d’objectifs disciplinaires et hygiéniques qu’il qualifie précisément de « gymnastique de développement», et une gymnastique plus fonctionnelle élargie à davantage d’activités.
Et il indique bien que « les moyens employés spécialement dans la gymnastique de développement sont les mouvements naturels de toutes les articulations des membres et du tronc exécutés librement ou les mains chargées d’haltères et de massues.
Ce sont aussi les mouvements liés au moyen de barres de bois ou de poignées servant à des luttes deux à deux, les appareils de suspension comme l’échelle horizontale, la barre fixe horizontale simple ou double, les perches fixes, les cordes doubles qui visent surtout le développement des muscles du thorax et de l’abdomen, tandis que les appareils à sauter, le cheval de bois, la table à sauter et différents jeux gymnastiques font acquérir l’adresse, l’audace et l’agilité ».

Fondant sa doctrine sur l’éclectisme, le législateur tranche assez largement dès cette époque sur toutes ces propositions en retenant la formule que l’on connaît [[Jean-François Loudcher et Christian Vivier, Les manuels de gymnastique et d’é- ducation physique officiels et officialisés (1869-1931), in Jean-Paul Clément et Michel Herr (dir). L’identité de l’EP scolaire au XXe siècle, Clermont-Ferrand, AFRAPS, 1993, 327-348.]] et qui, avec la méthode française quelques années plus tard, atteint une sorte d’apogée.

Dans les années 1920, le développement de la personne y est alors précisé dans six directions santé, force, résistance, adresse, caractère et esthétique – soumises à la pratique combinée de jeux, de gymnastique, de méthode naturelle et d’initiation sportive [[Ministère de la Guerre, Règlement général d’éducation physique. Méthode française. Paris: Charles-Lavauzelle, 1925- 1930.]].
On relève que cette vision plurielle du développement est associée à une autre notion importante, l’harmonie. Dès son titre I, la méthode française précise en effet : « D’une manière générale, l’éducation physique ne doit pas développer, chez un sujet normal, certains organes aux dépens des autres ; c’est dire qu’elle doit aboutir avant tout à l’harmonie des fonctions ».

De même, dans un tout autre contexte, les Instructions officielles du 1er juin 1941 indiquent aussi qu’au sein de l’éducation générale et sportive, les « activités d’éducation générale » ont été appelées ainsi « parce qu’elles permettent de développer simultanément, et par suite harmonieusement, toute les facultés de l’être vivant et agissant ».
Elles précisent plus loin que : « L’éducation physique générale permet seule d’assurer le véritable équilibre organique dans un développement harmonieux. Elle a une action à la fois fonctionnelle, structurale, utilitaire et morale ».

Dès lors, l’association entre développement de la personne et harmonie ne se démentira plus.

Trente ans plus tard, le concept de « développement de la personne » connaît une nouvelle naissance dans un tout autre cadre que celui de l’enseignement, tout en demeurant systématiquement associé à la thématique de l’harmonie.

Devenu « développement personnel », il devient alors une sorte de philosophie de la vie dans laquelle la connaissance de soi permet d’exploiter au mieux ses ressources pour s’épanouir « harmonieusement ». Il profite en réalité d’un double intérêt, celui de la psychologie d’abord, celui du néo-management, ensuite, qui ne tarde pas à en banaliser largement l’usage. Dans les années 1980, un marché juteux se met d’ailleurs en place sur fond de crise existentielle et d’impératifs de rendement.

Les individus, désormais sommés dans leur vie privée comme dans leur vie professionnelle d’être efficaces et d’accéder au bonheur par le développement personnel, n’ont plus guère de choix. Signe des temps, les non-initiés ont même eu droit, récemment, à la publication du « développement personnel pour les nuls »[[Romilla Ready, Kate Burton, Rob Wilson et Rhena Branch, Le Développement personnel pour les Nuls, First, 2008, 649 pages. ]]
Affirmer, comme le stipulent les textes pour la classe de sixième de 1996 que « l’EPS contribue au développement de la personne  » [[L’éducation physique et sportive au collège, Bulletin Officiel, n° 29 du 18 juillet 1996.] ]place donc l’observateur non averti devant le risque d’un triple écueil. Et d’abord celui de la fausse modernité d’un concept qui, certes aujourd’hui à la mode, n’en est pas moins ancien dans les préoccupations de l’enseignement en général et de l’éducation physique en particulier.

En second lieu, une lecture trop hâtive pourrait associer développement de la personne et « développement personnel » dans des conclusions tout simplement erronées : le projet du premier dans le cadre scolaire n’est tout simplement pas lié, ni de près ni de loin, aux espérances vaguement psycho-managériales du second.

Le troisième risque duquel il convient de se prémunir est probablement le plus inquiétant ; il s’alimente en effet d’une vision caricaturalement bicéphale des conceptions de l’EPS, ancrée dans une partie de la communauté des enseignant-es d’EPS, et qui perçoit la question du développement comme propre à un courant. Non qu’il s’agisse de nier toute opposition entre tenants d’une EPS « culturelle » et défenseurs d’une EPS qualifiée du coup fort à propos de « développementale », voir, au sein même d’une EPS fondée sur les APSA, toute crispation entre ceux/celles qui ne jurent que par les dimensions culturelles des compétences et ceux/celles qui valorisent davantage leurs dimensions méthodologiques.

De même, on ne saurait méconnaître l’hostilité à laquelle se heurtent les «activités scolaires de développement et d’entretien physique ». L’heure, ici, n’est pas à l’analyse de ces curieuses « ASDEP » un peu fourre-tout culturellement qui se sont imposées dans les programmes depuis la fin des années 1990, des péripéties du « neuvième groupe d’EPS » en collège jusqu’à leur pleine intégration en lycée [[Ce cas n’a pas de valeur exemplaire en lui-même et l’aquagym peut d’ailleurs s’avérer d’une grande richesse éducative. Voir Thierry Terret et Henry Humbert, Histoire et diffusion de la gymnastique aquatique, Paris, L’Harmattan, 2002.
]].
Entre les pratiques d’entretien corporel qui peuvent avoir un fond culturel important et des savoirs d’accompagnement qui peuvent éventuellement s’en dispenser, l’écart est tel qu’il fait peser un soupçon d’illégitimité théorique d’un tel groupe. Pourtant force est de constater que les ASDEP peuvent apparaitre, disons-le largement à tort, comme plus particulièrement appropriées à quelque chose qui est de l’ordre du développement de la personne.

Si la force des ASDEP tient dans la modernité apparente du concept de développement – un décompte mécanique indique cependant que le mot apparait fois vingt dans les Instructions officielles et la programmation d’accompagnement de 1967 – ces activités bénéficient aussi de leur association avec la santé à un moment où celle-ci est à son tour remise sur le devant de la scène médiatique. Dans son acception élargie contemporaine, la santé intègre en effet pleinement les dimensions biologiques, psychologiques, sociales et professionnelles. Or cet élargissement de la définition est tel qu’il fait quasiment de la santé, la preuve d’un épanouissement, d’un bien-être et d’une harmonie avec soi-même, bref le signe de la réussite de son développement. Voilà qui referme le cercle : des pratiques explicitement vouées au développement de la personne au moment même où celui-ci devient l’indice d’une santé omniprésente.

Il est vrai que l’usage des mots peut leurrer. Car la pratique de l’aquagym est-elle objectivement plus fondée à développer la personne que la natation sportive ?
En réalité, la spécificité des ASDEP tient probablement moins aux objectifs qu’elles poursuivent qu’à la nature de l’engagement qui est requis pour les élèves en ce cas. En d’autres termes, le développement de la personne, dans ses composantes motrices, intellectuelles, morales, esthétiques, hygiéniques, citoyennes… n’est pas davantage porté par la pratique des ASDEP que par les APSA plus classiques du répertoire de l’EPS. Les unes comme les autres contribuent à cette harmonie déjà recherchée il y a plus d’un siècle, une harmonie qu’Alain Hébrard, encore récemment, évoquait en définissant la discipline comme « un ensemble d’enseignements d’APSA qui visent la transmission d’une culture et le développement de conduites motrices que les valeurs admises conduisent à considérer comme souhaitables et susceptibles de procurer le bien être, le bien faire et le bien vivre »

Cet article est paru dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne. – oct 2009