Les possibilités des personnes en situation de handicap sont encore trop souvent sous-estimées. Il s’agit donc de s’affranchir des préjugés et de favoriser le développement de leurs pouvoirs d’agir à travers une pratique d’APSA qui soit un levier de participation sociale.
Article de Jean-Pierre Garel, Chercheur associé au Laboratoire Cultures-Éducation-Sociétés, Université de Bordeaux.
Des capacités émancipatrices
Acquérir, se reconnaître et se voir reconnu des capacités qui permettent de s’engager dans des projets et de les mener à bien avec suffisamment d’autonomie : des APSA peuvent être le support d’une telle intention et être un vecteur d’émancipation, d’autant plus que la personne doit surmonter une déficience qui entrave a priori la réussite attendue et que ses capacités sont l’objet d’une forte incrédulité. En 1971, Joseph Comiti, Secrétaire d’état à la jeunesse et aux sports, s’était opposé à la demande d’agrément d’une fédération sportive pour les « handicapés mentaux », des « malades » qu’il convenait d’abord de soigner, selon lui.
Hors du sport, les activités physiques artistiques peuvent apporter au sujet une reconnaissance de ses capacités et un sentiment de liberté. Des témoignages de personnes ayant une IMC (infirmité motrice cérébrale) en attestent. Florence, après un stage de danse : « Sortir du fauteuil, m’exprimer, ça c’est important, m’exprimer en mouvement ; par terre je me sens libre ». Elle ajoute : « Je n’arrivais pas à croire que j’étais capable de faire tant de choses avec mon corps ». Un autre confie : « Maintenant, quand je danse, je suis quelqu’un d’autre ». Et que des valides puissent douter de leurs capacités constitue un défi stimulant pour Joël : « J’aime bien danser pour prouver que nous sommes capables de faire des choses comme les personnes qui ne sont pas handicapées ».
« Je n’arrivais pas à croire que j’étais capable de faire tant de choses avec mon corps »
L’émancipation par une mobilisation corporelle qui aboutit à démentir un destin annoncé, et qui fait écho à l’engagement d’un sportif pour améliorer ses performances, est manifeste chez Alexandre Jollien, atteint d’une IMC. Il se souvient de sa « myriade d’exercices » pour arriver à s’asseoir, à coordonner ses jambes et ses bras, à améliorer son « résultat du mille mètres à quatre pattes ». Sa maxime, dit-il, était alors de « lutter envers et contre tout (…), lutter contre l’immobilisme de certains éducateurs, (…) contre le découragement ». Le médecin décréta le vélo impossible. Pourtant, ajoute-il, « je parvins à tenir sur deux roues. » Et de conclure : « Il faut toujours se dépasser, sans cesse aller au-delà de soi-même, s’engendrer, parfaire ce qui est déjà réalisé en soi »1.
Une participation sociale élargie
Résonnant avec le concept d’inclusion, « participation sociale » est une expression qui désigne un enjeu souvent évoqué dans les réflexions sur le handicap (Fougeyrollas, 2009)2. Pour une part, participer socialement signifie avoir des relations sociales. Or, les APSA permettent de nouer des relations avec d’autres pratiquants. Surtout, participer socialement c’est exercer ses droits, c’est-à-dire accéder à des domaines comme l’éducation, le travail, la culture ou le sport, et assumer des « rôles sociaux qui sont valorisés par la personne ou par son contexte socioculturel » (Fougeyrollas, ib., p. 169) à travers des activités qui font de toute personne un·e citoyen·ne à part entière, membre d’une société inclusive. Les APSA, qui relèvent de ce type d’activité, signent l’inscription symbolique du pratiquant dans la communauté des sujets capables.
Cependant, on peut se demander dans quelle mesure certaines activités spécifiques aux personnes en situation de handicap ne les écartent pas des valides. En fait, on peut y déceler une proximité fondamentale. Ainsi, celles qui sont décrites par M.-A. & H. Dizien3, conçues pour des élèves ayant d’importantes déficiences motrices, sont des adaptations d’activités sportives existantes, comme la gym-fauteuil, et elles en conservent les émotions essentielles. Prenons l’exemple du Hill-Climbing (ou Montée impossible), transposée de la course motocycliste individuelle, consistant à monter une côte au pourcentage élevé. À partir d’une installation matérielle constituée de plans inclinés posés sur un ou plusieurs bancs superposés et disposés en travers, l’élève doit gravir avec son fauteuil roulant une pente au pourcentage le plus élevé possible et toucher un plot situé au sommet de la pente. À chaque pourcentage de pente, l’élève a droit à trois essais.
En référence aux catégories de sports et d’émotions définies par Bernard Jeu4, on est là dans une recherche de performance qui suscite une émotion liée au fait que l’on s’efforce de repousser les limites de l’espace, voire d’être le meilleur, et aussi dans la confrontation à une épreuve dans un milieu difficile et potentiellement dangereux (mais ici sécurisé, bien sûr). Dans cette activité particulière, on retrouve donc un même ancrage anthropologique que dans d’autres plus courantes, à travers des émotions recherchées par les hommes au fil de l’histoire.
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Des bénéfices sous conditions
L’émancipation et la participation sociale se nourrissent mutuellement. Y travailler pour en retirer les bénéfices attendus suppose de s’affranchir des préjugés qui s’attachent aux personnes en situation de handicap. Certes, le sport de haut niveau donne à voir des performances étonnantes, mais elles ne portent pas forcément à imaginer les potentialités d’élèves présentant des déficiences importantes. Pourtant, par exemple, des élèves aveugles jouent au basket-ball5. Et quand les réalisations motrices paraissent très modestes, elles peuvent toutefois constituer un progrès significatif.
Dans tous les cas, intervenir avec succès auprès d’élèves en situation de handicap implique de postuler leur éducabilité et de reconnaître un désir de pratiquer une APSA. Une déficience physique, même sévère, ne retient pas fatalement ce désir et le plaisir ressenti lors de l’activité. À ce propos, Françoise de Barbot, psychologue, parle de « jubilation » pour décrire ce qu’éprouvent des enfants à l’occasion d’activités autour du cirque (Garel, 2010, op. cit.), tandis qu’Éliane Gérard note une « inflation prodigieuse » du thème « jeux et sports » dans les récits spontanés d’adolescents (ibid.).
Les préjugés sont dus notamment à une conception défectologique du handicap qui conduit à en attribuer les causes à la personne, à l’opposé d’une conception situationnelle, selon laquelle le handicap résulte de l’interaction entre des caractéristiques individuelles et l’environnement. Cette prise en compte de la situation s’inscrit dans une perspective dessinée par Vygotski6. On passe d’un modèle individuel et biomédical du handicap à un modèle contextuel, tel que le développement du sujet et ce qui l’entrave est fortement conditionné par des facteurs extrinsèques, d’ordre culturel, social, sociétal…
Dans le domaine de l’enseignement, cette orientation invite à prévoir un environnement que Pierre Falzon qualifie de capacitant7, conçu pour permettre aux élèves de développer des savoirs et des compétences, d’élargir leurs possibilités d’action, d’accroître leur autonomie, ainsi que pour favoriser l’inclusion et la reconnaissance sociale par une prise en compte les différences interindividuelles qui compense les déficiences individuelles. C’est donc un environnement favorable au pouvoir d’agir, notion que Jacques Leplat distingue de la capacité d’agir. Selon lui, cette dernière dépend des ressources personnelles et alimente un savoir-faire, alors que le pouvoir d’agir met en jeu deux autres dimensions : des conditions externes au sujet, qui lui permettent de pouvoir faire, et aussi un vouloir faire, en d’autres termes un désir d’agir8. Le sens que les élèves attribuent à leurs activités est donc fondamental. De ce point de vue, les APSA s’avèrent mobilisatrices, en éloignant le pratiquant d’une identité de « handicapé » qui le renvoie à ses manques et en lui donnant l’opportunité de pratiques sociales valorisées, potentiellement valorisantes, sources de développement personnel, de sociabilité et d’inclusion dès lors qu’elles sont suffisamment adaptées.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- Cité par Garel (2010). « Du corps altéré au corps sportif », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 50, INS HEA, pp. 107-116.↩
- « Entretien avec Patrick Fougeyrollas ». La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, no 45, INS HEA, pp. 165-174.↩
- (2015). « L’ingéniosité d’une équipe d’enseignants », EPS, sport et handicap, Contrepied, H. S. n° 12, dans le dossier “ handicaps/besoins éducatifs particuliers”.↩
- Le sport, l’émotion, l’espace, Vigot, 1977.↩
- Garel J.-P. (déc. 2017). « Jeux sportifs collectifs et handicap : genèse de pratiques partagées innovantes », in D. Seguillon & M. Meziani, Éducation physique et sportive et besoins éducatifs particuliers des élèves, La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 80, INS HEA.↩
- Vygotsky. Lev S. (1994). «Les fondements de la défectologie », in K . Barisnikov & G. Petitpierre, Défectologie et déficience mentale, Delachaux et Niestlé↩
- Falzon P., Mollo V. (2009), Pour une ergonomie constructive : les conditions d’un travail capacitant, Laboreal↩
- Leplat, J. (2011). Mélanges ergonomiques : activité, compétence, erreur ? Octarès↩