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Amélie Broudissou, professeure agrégée d’EPS. Autrice en 2020 d’un mémoire de recherche en M2 intitulé “L’histoire de la scolarisation du yoga au travers des revues professionnelles EPS”

L’apparition du Yoga dans la liste des APSA au lycée est surprenante, notamment car les enseignants d’EPS sont nombreux à ne connaître ni théoriquement ni de l’intérieur cette pratique. Pour un collègue s’intéressant nouvellement au yoga, quels sont donc les points essentiels à ne pas ignorer ?

Une première revue de questions-réponses

D’où vient le yoga ?

Le yoga prend son origine en Inde au IIe s av JC où il aurait été présenté par Patanjali – un célèbre grammairien indien – dans un rassemblement de textes fondateurs du yoga. Ce traité dénommé « Yoga-sûtras » expose les techniques d’ascèse et de méditation les plus anciennes. Cependant, le yoga tel que le connaissent les Occidentaux aujourd’hui ne correspond pas à ce yoga oriental traditionnel. Le yoga a muté, et a été recomposé sous une forme que nous pourrions qualifier de « moderne » pour mieux être accepté et adapté au contexte culturel dans lequel il s’est étendu (Hoyez, 2005 [1]), c’est à dire dans un milieu Occidental essentiellement matérialiste (au sein de sociétés niant les phénomènes subtils, rejetant l’existence d’un principe spirituel).

Qu’est ce que le yoga ?

Est-ce une pratique, une philosophie, une voie spirituelle ? Répondre à cette question est déjà une gageure. En effet, si certains l’envisagent comme une pratique de gymnastique modernisée faite d’enchaînement de postures liés à la respiration, d’autres le voient comme une pratique visant la relaxation et le bien être, d’autres encore le vivent comme un chemin, une voie (de libération de l’être, de spiritualisation, de reconnexion au divin etc.) et absolument non réductible à une pratique, encore moins à un enchaînement de postures. En effet, originellement le yoga traditionnel est une « voie de libération de l’être » et est donc hautement spirituel et mystique. « La tradition indienne, tant hindoue que bouddhique, désigne sous le nom de yoga (« action d’atteler, de maîtriser, de dompter ») une technique de salut originale qui se propose de libérer l’âme de sa condition charnelle par l’exercice de disciplines psychiques et corporelles » (Universalis, 2019).

Au sein du traité « Yoga-sûtras » est ainsi décrit le yoga des huit branches (ou Ashtanga Yoga). Ces huit branches représentent différents aspects du yoga :

  • (1) Yama : ensemble de principes éthiques ;
  • (2) Niyama : ensemble de règles de vie personnelles ;
  • 3) Asanas : les postures ;
  • (4) Pranayama : science de la respiration ;
  • (5) Pratyahara : retrait des sens ;
  • (6) Dharana : attention ;
  • (7) Dyana : méditation ;
  • (8) Samadhi : état d’unité, de bien être absolu.

Dans ce yoga originel, il apparaît donc clairement que les postures (ou asanas) ne correspondent qu’à une seule des huit branches du yoga. Par ailleurs, dans le yoga tel qu’il est présenté : « le travail sur le corps, s’il a une place éminente, n’a pas de sens par lui-même, il n’est aucunement exalté et ne fait pas l’objet d’un culte, du moins dans ce yoga classique » (Tardan-Masquelier, 2002, p. 44 [[Tardan-Masquelier, Y. (2002). La réinvention du yoga par l’Occident. Etudes, Tome
396(1), 3950]]). Le yoga dépasse donc la simple pratique de postures et de respiration. Au contraire, dans la pratique moderne proposée aux Occidentaux dès les années 1970, sur les 194 aphorismes de Patanjali, seuls en ont été retenus 5 concernant la description « technique » de la posture et de la respiration (Lacheny, 1970).
Un 1er point essentiel à retenir est donc qu’à l’origine le yoga est une voie spirituelle. Un 2e point est que même au sein des traditions, il n’existe pas un yoga unique mais plutôt des yogas.
Le 3e aspect important est que le sens culturel originel du yoga ne le réduit pas du tout à la pratique de postures et de respirations. C’est la forme moderne qui lui a été donnée qui tend à le réduire à une pratique de type fitness, faite principalement de postures et de respirations.
Enfin, les yoga modernes enseignés aujourd’hui sont tout aussi multiples car il en existe des formes très diverses (le yoga Hatha statique est le plus connu, le yoga Bikram se pratique dans une salle chauffée, le yoga Ashtanga qui est fluide et dynamique, le yoga Nidra plus doux… mais aussi des formes de yoga avec des chèvres (oui vous avez bien lu), du yoga bière… autant de formats proposés en France et dans le monde.

Est-il beaucoup pratiqué en France et dans le monde ?

Le yoga concerne entre 250 et 300 millions de pratiquants dans le monde (même si le terme de pratiquant n’est pas très précis car il comprend des fréquences de pratiques diverses) pour 2,5 à 3 millions en France (Kock 2019 [[Kock, M. (2019). Yoga, une histoire-monde : De Bikram aux Beatles, du LSD à la quête
de soi : Le récit d’une conquête.]]). Cette pratique peut être occasionnelle, régulière, sous forme de stages en groupe, ou seul face à son écran, associée à d’autres pratiques (autres activités physiques, à visée de remise en forme, activités méditatives, nutritionnelles, religieuses, spirituelles etc…). Selon une enquête menée par OLY Be [[OLY Be, & Union Sport et Cycle. (2019). Le baromètre du Yoga (1ere édition).]] et Union Sport et Cycle en 2019, le yoga est réalisé davantage seul qu’en groupe (64% pour 55%). Le cadre de pratique est pour 50% à domicile, à 15% dans un club ou une association, 11% en salle de fitness, 12% en plein air, 7% au sein de l’entreprise. Depuis la fin des années 1960, la pratique est organisée par des fédérations internationales et nationales. Aujourd’hui, des clubs, associations, ou d’autres lieux de pratique tels que des ashrams proposent des offres de pratique variées.

Qui pratique le yoga ?

En France ce sont essentiellement les femmes qui pratiquent le yoga : 79% pour 21% d’hommes (OLYBe & Union Sport et Cycle, 2019). Au début de son développement massif en France, dans les années 1970, la pratique est marquée socialement par des catégories moyennes à élevées (Lacheny, 1970 [[Lacheny, M. (1970). Le yoga en France : Quête et enquête [Thèse de 3e cycle].
Université]]). Les pratiquants sont donc plutôt des pratiquantes issues de la classe moyenne et supérieure urbaine. Ce constat est réactivé plus récemment au début des années 2000 (Hoyez, 2004 [[ Hoyez, A.-C. (2005). L’espace-Monde du Yoga. Une géographie sociale et culturelle de la mondialisation des paysages thérapeutiques.]]).

Est-il déjà enseigné en milieu scolaire ?

Le yoga est depuis plusieurs années enseigné en milieu scolaire. Le début de son enseignement (sporadique) remonte aux années 1970. Il concerne d’abord le milieu de l’école primaire dans une optique de gestion de classe et d’éveil des enfants en bas âge. Il est ensuite proposé au lycée de façon périphérique aux disciplines scolaires dans les années 2000 (sur les temps d’Accompagnement Personnalisé, pour des programmes de réussite scolaire, à l’Association Sportive), puis sur des temps périphériques au cours d’EPS (échauffement, préparation physique, temps de remise au calme en fin de leçon). Enfin, il devient activité support de l’EPS à part entière et peut officiellement constituer une séquence entière depuis 2019.

L’enseignement du yoga en EPS est aujourd’hui très restreint et risque de l’être encore quelques années. D’abord, parce qu’ à l’heure actuelle, les étudiants en STAPS en formation initiale au professorat d’EPS sont très peu nombreux à être formés au yoga. Ils sont aussi peu nombreux à connaître la culture du yoga par le biais de leur propre pratique physique. Ensuite, parce que le yoga est évidemment encore absent des concours de recrutement en pratique et en théorie. Et enfin, parce qu’il est encore en cours de formalisation sur le plan évaluatif. D’ailleurs est-il seulement évaluable selon des critères scolaires sans remettre en cause ses présupposés culturels ?

Ces premières connaissances générales apportées, voici quelques points de vigilance et critiques.

Quelques points sensibles

Pour prolonger cette recherche sur le yoga en EPS, on peut lire les archives des articles écrits à ce sujet par les enseignants au sein des revues professionnelles (revue EPS, revue Enseigner l’EPS, revue Contrepied). On y constate alors que la grande majorité des auteurs qui ont publié sur le sujet sont des passionnés, qui témoignent d’un engouement fort pour cette activité et qui promeuvent le yoga tout en explicitant les moyens qui ont été mis en œuvre pour l’enseigner. Ces points de vue sont tout à fait intéressants. Néanmoins il faut distinguer un militantisme basé sur un plaisir et un intérêt propre, de la démonstration de l’intérêt réel que présente l’introduction de la culture du yoga à l’école et en EPS.

Quelle est la culture portée par le yoga ?

En fait tout dépend du yoga qui sera enseigné ! Alors quel yoga choisir pour un enseignement scolaire ?

Faire le choix d’un yoga traditionnel

Un yoga traditionnel permettrait d’envisager la richesse d’une pratique dans son entièreté, et non coupée de ce qui en a permis l’émergence, en en conservant la dimension historique spirituelle et mystique.
Mais le choix d’enseigner le yoga sous son versant traditionnel nous confronte à plusieurs difficultés. D’abord parce que selon l’acception originelle, le yoga ne se restreint pas à une pratique physique, encore moins à des postures mais représente une « voie de libération » et que celle ci ne peut se limiter à des postures, ou des exercices de respiration. Ensuite, un problème survient sur le lien étroit existant entre religion et yoga, ou entre spiritualité et yoga. En effet, si le yoga n’est pas envisagé d’un point de vue matérialiste mais spiritualiste, un écueil apparaît : celui de l’affirmation d’une école laïque (on peut rappeler qu’aux États-Unis des procès ont été menés contre ce qui a été qualifié de « diffusion d’idéologie bramnique » à l’école).
Entreprendre le yoga sous une forme traditionnelle présente donc à priori des fortes incompatibilités avec un contexte scolaire. Conserver la culture originelle du yoga étroitement intriquée avec une vision spiritualiste de l’être humain semble difficilement viable dans l’école actuelle. Ce choix n’est d’ailleurs pas celui envisagé par l’institution (voir article Christian Couturier sur Yoga et école).

Le choix d’enseigner un yoga moderne

Au contraire, choisir d’enseigner un yoga moderne correspond clairement à la suggestion faite par le ministère : « Il ne s’agit pas en EPS de transmettre un yoga « intégral », le Raja Yoga ancestral, mais bien plus « l’esprit du yoga » que les élèves peuvent s’approprier sans qu’il soit question d’aborder toutes les parties constitutives du yoga traditionnel, c’est-à-dire les huit membres du yoga. La mise en œuvre d’un yoga scolaire ne doit pas trahir le yoga ancestral mais en permettre la divulgation […] Une pratique scolaire du yoga doit au moins proposer de s’investir dans un travail sur le plan physique (asana), dans un travail sur le plan respiratoire (pranayama), voire dans un travail mental de concentration (dharana) ou de méditation (dhyana) » (fiche ressource Eduscol). Par ailleurs le yoga est classifié dans le CA5 (« Réaliser et orienter son activité physique pour développer ses ressources et s’entretenir »), ce qui correspond à l’idée d’un yoga pratiqué selon une logique d’activités type « entretien de la personne », « remise en forme » etc… Et en effet, enseigner un yoga matérialiste, de-spiritualisé, apparaît davantage en concordance avec le contexte scolaire.

Pourtant, enseigner un yoga moderne pose certaines contradictions. En effet, proposer du yoga à l’école sous un versant matérialiste présente-il encore un intérêt culturel si l’on en évacue la dimension spirituelle ? Car alors, en quoi un yoga moderne matérialiste se distinguerait-il d’une simple pratique de gymnastique travaillant des postures et une respiration adaptée ? En quoi cette pratique permettrait elle de se détendre davantage qu’une séance de relaxation ? Mais plus encore, en quoi permettrait-elle davantage de « faire le vide » ou « de stopper la pensée », de « stopper le mental » qu’une séance de Volley Ball, qu’un entraînement de tennis ? Est-ce d’ailleurs bien souhaitable de « faire le vide », à l’heure du développement nécessaire de la conscience, de l’importance urgente de penser, de réfléchir, de critiquer ? La confusion ici perpétuée entre la pensée et les émotions perturbatrices dans ce type de consignes et de discours nous semble particulièrement problématique.
Par ailleurs, même si le choix de l’enseignant se dirige vers un yoga moderne, reste qu’il en existe toujours de multiples formes sociales. Laquelle privilégier ? Parmi tous les yoga proposés, lequel choisir ? Un hatha yoga ? Un yoga doux ou dynamique ? Un yoga avec des chèvres ?

Le choix du support pose donc déjà question. Mais cet aspect n’est pas le seul. Faire le choix d’enseigner un yoga moderne, c’est aussi faire valoir ses présupposés culturels. Quels sont ils ?

Yoga et Néo-libéralisme

Cette question culturelle est d’autant plus importante à poser que ce même discours enthousiaste sur le yoga est doublé par celui d’autres acteurs du monde social et professionnel. La profusion de livres de développement personnel, d’émissions de radio ou de vidéos qui promeuvent le yoga et la relaxation pour « vivre mieux », « être plus heureux », « se réaliser » en témoigne. Il suffit pour en prendre la mesure de lire Happycratie ouvrage grand public écrit par la sociologue Eva Illouz et Eric Cabanas [[Illouz, E., & Cabanas, E. (2018). Happycratie-Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Premier parallèle.]] . L’humain moderne est en effet de plus en plus invité à se responsabiliser par rapport à son mal-être, ses émotions, son stress. Et le yoga aiderait à cela. Le message est le suivant : Détendez-vous, installez-vous dans une posture, respirez… Mais aussi : disciplinez-vous, changez d’hygiène de vie, accordez-vous du temps à vous-même, ayez des pensées « positives » et tout ira mieux. Croyez le car ce sont les maîtres yogi d’Orient qui le disent. Ceux-ci ne sont d’ailleurs plus seuls à l’affirmer : les nouveaux managers de la Silicon Valley aussi, ainsi que les chief happiness officers du nouveau management public. Rendre l’humain plus heureux au travail et dans sa vie, la cause est noble. Mais cela fonctionne il ? Et n’y a-t-il pas d’autres raisons moins avouables ou moins conscientisées à cette offre massive du yoga ?

Le message est le suivant : Détendez-vous, installez-vous dans une posture, respirez… Mais aussi : disciplinez-vous, changez d’hygiène de vie, accordez-vous du temps à vous-même, ayez des pensées « positives » et tout ira mieux.

Yoga et responsabilisation individuelle

L’émergence d’un marché et la génération de profits n’est peut-être pas l’aspect le plus dérangeant. Le fait d’évacuer toute question politique structurelle concernant le mal-être moderne est en effet bien plus problématique. Car il s’agit bien de renvoyer l’homme à la responsabilité de son mal-être quand celui-ci est parfois causé par un système et des instances de pouvoir. Allez donc dire à un ouvrier exploité qu’il se sentirait moins mal en faisant du yoga… Et que dire de la préparation en amont dès l’école de cette idéologie en proposant des séances de yoga pour lutter contre le stress des lycéens ? Exhorter l’homme à être heureux et des adolescents à « gérer leur stress » dans un contexte scolaire et professionnel de plus en plus libéral peut paraître bien cynique. Les élèves ont-ils réellement besoin de « souffler » entre deux cours, ou de « gérer leur stress » ? N’auraient-ils pas plutôt besoin d’un environnement propice pour apprendre, et qui ne génère pas de stress ? Au lieu de chercher des béquilles à un monde scolaire en déperdition, en responsabilisant les élèves (et les enseignants) face à leur mal être, l’école publique ne pourrait-elle pas se donner d’autres moyens ? La question que soulève l’idéologie qui entoure le yoga, se pose donc pour l’école mais aussi pour le monde social. La citoyenneté d’aujourd’hui peut-elle être synonyme de nécessaire « résilience », d’autodétermination et de négation des contraintes structurelles et contextuelles ?

Ainsi, le problème que pose l’introduction du yoga déborde la question même de sa portée culturelle. Elle pose celui des présupposés idéologiques qui accompagnent la pratique moderne et qui sont trop peu souvent interrogés.
- Les présupposés religieux ou spirituels face à la question laïque : le yoga moderne est il laïque ? Est il possible de de le rendre pleinement profane tout en gardant l’intérêt de l’activité ? Suffit il de déclarer l’activité « laïque » pour qu’elle le soit, ou certains aspects de l’activité font ils perdurer son versant religieux (le son Ohm, les mantras, les discours entourant la pratique…) ?
- La question de la citoyenneté : la pratique d’un yoga moderne est-elle compatible ou contradictoire avec l’ambition de former des citoyens critiques et éclairés ? En effet, certains enseignements qui accompagnent la pratique du yoga, tels que l’idéologie du non mental, du non jugement, l’ambition de stopper le mental ou ses pensées apparaissent peu compatibles avec l’exercice critique.
De plus, s’ils continuent leur pratique en dehors de l’école (ce qui généralement est souhaité), les élèves, futurs citoyens, le feront ils dans des clubs privés, chez eux devant une vidéo youtube, dans des stages, ou dans des retraites dans des ashrams ? A notre connaissance aucune autre APSA de la liste officielle ne soulève autant de questionnements sur une telle diversité des futurs lieux de pratique, et sur leur nature.
- La question de la connaissance, des savoirs : quelle est la nature des contenus enseignés et des présupposés transmis ? Se mettre dans une posture, se contrôler, respirer… permet il davantage de se détendre qu’en s’allongeant dans un sofa tranquillement chez soi ? Cela permet il plus (ou différemment ?) de se concentrer que lors d’une réception en Volley Ball ou lors d’un départ en start ?

Toutes ces questions posent finalement celle de l’intérêt réel et potentiel de l’enseignement du yoga en EPS.

Ainsi, il est frappant de constater que sur le plan culturel, le yoga en EPS et à l’école semble dans une contradiction qui n’avait pas été anticipée. Les options prises par le biais d’un yoga moderne apparaissent en effet difficilement conciliables avec la culture scolaire. La démonstration de l’intérêt de cette culture est-elle faite ? Ses limites ont elles été questionnées ?

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