Dans « Le corps aujourd’hui », Isabelle Quéval fait référence à l’effondrement de l’idéologie et à la montée du souci de soi. Après un détour historique, elle distingue les finalités et les diverses formes de pratiques sportives. Elle montre que définir le sport/les sports est un tâche ardue.
Dans « le corps aujourd’hui » vous faites référence à l’effondrement de l’idéologie et à la montée en puissance du souci de soi. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette idée ? En quoi le souci de soi n’est pas une idéologie ?
Je fais, en effet, référence, à l’effondrement, dans la deuxième partie du XXe siècle, de ce que l’on appelle « les grandes idéologies », c’est à dire ces idéologies à forte mobilisation collective, fédératrices de communautés et surtout pourvoyeuses d’espoirs dans des « ailleurs » ou des « au delà »: le monde meilleur du christianisme, du communisme, etc.
Cet effondrement a pour conséquence un éclatement des sociétés occidentales en « individus », c’est à dire l’accroissement de l’individualisme, la recherche de l’identité par soi et à partir de soi et le repli sur des considérations de plus en plus matérialistes : la consommation, l’« ici et maintenant » de l’hédonisme contemporain, etc.
Partant, le corps est au cœur de cette démarche puisque, alors que corollairement nous n’avons jamais vécu aussi vieux et en bonne santé grâce aux progrès médicaux, il est ce par quoi je peux me procurer la vie longue, synonyme aujourd’hui de ce que les philosophes appellent la « vie bonne ».
Aujourd’hui, vivre longuement et sainement s’est développé comme une valeur centrale qui remplace, pour beaucoup, les grandes doctrines spirituelles. En ce sens, l’espoir vient par le corps.
Mais on peut dire aussi que le souci de soi est devenu une idéologie, si l’on entend par là, néohygiénisme régulateur des politiques de santé publique, ou obsession sociale du jeunisme, de la forme, de la minceur, etc.
En réalité, on assiste à une articulation de la norme sociale de santé, de beauté, de dynamisme et de la norme individuelle de prise en charge et d’entretien de soi par le fait du retour d’une culpabilité de type néochrétien, mais adaptée aux sociétés démocratiques : libre et autonome, je suis responsable de ma santé, donc coupable si la maladie survient, ou la disgrâce physique, ou la mort prématurée.
Quels sont les fondements et les causes de l’émergence d’un souci de soi dans la société contemporaine ?
On peut dire que l’histoire du sujet occidental hérite, concernant le corps, de trois moments fondateurs.
Le monde grec antique introduit la question du corps et le souci de soi, favorisant les pratiques corporelles. Philosophes et médecins fixent les principes, diététique, ablutions, jeux et gymnastiques érigent une culture du corps.
La sculpture de soi prend valeur esthétique et morale.
Toutefois, si un processus de subjectivation s’opère, il reste néanmoins essentiellement corrélé aux perspectives « objectives » enveloppant le sujet grec : l’ordre religieux, l’ordre naturel et l’ordre politique.
Radicalisant la distinction âme/corps, la pensée chrétienne, au contraire, met le corps à distance. L’heure est à l’introspection, à la culpabilité, à une conception doloriste de l’effort et à un report du bonheur vers l’au-delà d’une temporalité au vecteur linéaire. Le souci de soi est avant tout celui de l’âme, l’archétype d’une prise en charge subjective, teintée d’une culpabilité omniprésente est posé. Les désirs ne sont plus l’objet d’un calcul, susceptibles de procurer jouissance et santé, esthétisation de l’existence et extraversion d’une créativité à destinée sociale. Ils doivent être purifiés.
Et, dans cette purification, réside l’originalité d’une personnalisation.
L’approfondissement sans fin dans l’examen de soi durcit les critères d’austérité et procède à une individuation par la faute.
Le 19e siècle, enfin, est celui des savoirs systématisés, de la technique conquérante, de la rationalité appliquée aux activités humaines.
Des sciences en plein essor, inventant statistiques et machines, enserrent le corps dans un réseau de mesures, l’éduquent, le comparent, le programment pour des rendements optimisés, utiles à l’usine ou au stade.
La performance corporelle se fait témoin de l’amélioration de l’espèce et d’une rationalité autosuffisante. Une analytique se crée, qui s’applique à la fragmentation du travail, comme à la décomposition du mouvement, à l’investigation clinique, comme à la rationalisation des conduites. Et si, dans cette perspective, la subjectivation induite n’est pas comparable à ce qu’elle est aujourd’hui, c’est à dire pas totalement individualiste, néanmoins une technologie privée du corps apparaît.
Nous sommes directement, semble t il, les héritiers de ces trois moments, et chacun de leurs traits dominants peut être retrouvé dans les composantes contemporaines du souci de soi.
L’apparition d’un sport pour soi est il vraiment nouveau et est ce contradictoire avec la pratique avec les autres ?
L’apparition d’un sport pour soi n’est pas nouveau, les Romains avaient déjà distingué les pratiques publiques ou spectaculaires et le sport privé pratiqué à domicile.
Mais on peut aujourd’hui appeler « sport pour soi » ce que l’individualisme fait des sports traditionnels et selon la manière dont il en infléchit les pratiques : sports pratiqués hors fédération, dont l’un des emblèmes a été le jogging, sports de pleine nature, rejoignant une quête sociétale de pureté ou d’écologie, sports de mer, d’air, de neige ou urbains inventés à partir des roues, planches et voiles qui renouvellent constamment les pratiques, fitness en salle ou chez soi, dont le coaching privé commence à devenir une formule particulièrement représentative.
Le sport pour soi, c’est aussi le sport de l’« entretien de soi ».
La dimension hygiéniste aiguillonnée par la recommandation médicale fait ici son effet.
À quel niveau identifiez-vous un sport de compétition et un sport du souci de soi ? Au niveau des finalités visées, des formes de pratiques, des pratiquants ?
Le sport de compétition rejoint le sport du souci de soi quand prime le projet d’accomplissement. La compétition n’est pas antinomique avec la santé, ou le plaisir, ou la pédagogie à condition que prime cette dominante : plaisir de l’effort, du dépassement de soi, apprentissages des obstacles, de la victoire et de la défaite, délassement, satisfaction prise aussi, pour certains, à se préparer au sport presque comme des champions, en planifiant et scientifisant leur entraînement, etc.
Il y a disjonction, en revanche, lorsque le sport de haut niveau, par exemple, provoque une effraction des normalités corporelles et psychiques chez des champions ou des enfants, provoquant blessures et pathologies durables, exploitation et instrumentalisation du corps, tentation du dopage, etc.
Il y a par ailleurs, dans les sports de compétition, des sports qui s’apparentent peut-être davantage à l’entraînement de la « forme » comme la course à pied ou la natation, ou encore le cyclisme, d’autres qui se situent dans des plaisirs socialisant comme les sports d’équipe, d’autres encore qui affleurent vers la notion de risque ou de sensations fortes. Au sens de l’« entretien de soi », ces pratiques peuvent évidemment être distinguées.
Lorsque vous parlez de sport, de quel sport parlez-vous, du sport de haut niveau, du sport associatif, du sport populaire, du sport dit informel…
Il faut en effet toujours préciser de quel sport l’on parle et je m’efforce en général de le faire. Le sport de haut niveau n’est pas le sport de masse, de par une différence quantitative, de degré donc, qui a fini par devenir différence de nature.
Le sport scolaire, ou l’EPS a des spécificités à la fois dans ses finalités et dans son histoire.
Le sport de l’entretien de soi, hors fédération, hors compétition est encore différent.
Mais souvent des caractéristiques se croisent : ainsi le sport pratiqué en « club de remise en forme » par exemple est assorti de nombreux appareils de mesure qui attestent de la compétition de chacun avec lui-même, de la volonté d’améliorer ses performances, etc.
De même que les parties de « tennis loisir » peuvent être acharnées… Je crois que la distinction la plus marquante est celle qui isole le sport de haut niveau dans une sphère sociale et économique à part, dans la modalité de ses pratiques d’entraînement actuelles aussi. Et encore… L’addiction au sport intensif et au dépassement de soi se trouve chez des sportifs dits « amateurs » ou « ordinaires ».
Le travail de définition est toujours ardu quand il s’agit du sport/des sports.
Cet article est paru dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne. – oct 2009