ou de « l’irrévérence » à l’absence de référence
Proposé par Dominique Kraemer et Alain Becker, membres du bureau d’EPS et Société, ce texte engage une controverse sur la notion de « forme de pratique scolaire », terme entré dans le langage commun de l’EPS sans qu’un examen critique ait pu être discuté. Il invite au débat ou a minima à la prudence sur l’utilisation de cette notion.
Nous avions présenté, dans le n°29 de Contre Pied, nos analyses et oppositions au sujet du concept de « Forme de Pratique Scolaire » (la « FPS ») telle qu’elle est définie par le CEDREPS. Celle-ci (la « FPS »), constitue pour nous un mode idéologique de contestation radicale des APSA comme possibles objets d’étude en EPS, où les contenus seraient l’activité adaptative d’un sujet orienté non plus par le système de contraintes de l’objet (un ensemble de problèmes issus des règles constitutives), mais par ses propres buts. L’APSA, quand elle persiste, n’est alors qu’une situation d’accueil, « support » de développement. C’est une problématique qui fragilise l’idée de culture commune et fait perdurer à notre sens la vieille opposition entre appropriation culturelle et développement de la personne (« … culture ancrée du côté du pongiste et non du TT… » écrivait S. Testevuide dans ce même numéro). Cette vision de l’Education Physique et Sportive est en phase avec la promotion de logiques individuelles que nous jugeons d’inspiration libérale et dans lesquelles s’inscrit l’Ecole occidentale d’aujourd’hui qui valorise toutes les formes de méthodologie au détriment des savoirs et de la culture vivante tant artistique que sportive. La critique du sport y est systématique. Les APSA et leurs techniques ne sont plus enseignées. Elles sont remplacées par un « fonds » qualifié de « culturel », aux contenus énigmatiques. C’est pour nous un humanisme d’apparence qui cache mal un langage managérial, généralisé sans réserve.
L’APSA, quand elle persiste, n’est alors qu’une situation d’accueil, « support » de développement. C’est une problématique qui fragilise l’idée de culture commune et fait perdurer, à notre sens, la vieille opposition entre appropriation culturelle et développement de la personne …
La publication de l’article « Marquer seul ou réussir ensemble. De la sacralisation sociale du buteur à la mise en valeur scolaire d’un collectif » (revue Enseigner l’EPS n°285, octobre 2021) nous donne l’occasion d’illustrer nos analyses, d’approfondir notre questionnement et de préciser nos oppositions au concept de « Forme de Pratique Scolaire » ainsi que ses corollaires tel qu’il est défini par le CEDREPS. L’article est construit autour du volley-ball.
Les phrases en italiques qui ne sont pas référencées sont des extraits de cet article.
Préambule
C’est bien de certains fondements et de leurs implications dans ce type de dispositif, la « Forme de Pratique Scolaire », dont il est question. Il ne s’agit pas de discuter de la conception ou de l’enseignement des sports collectifs, de leur didactisation (ce qui serait d’ailleurs hors sujet), pas plus que du détail des situations exposées dont nous n’avons pas l’expérience. L’idée d’une « Forme de Pratique Scolaire », au sens du CEDREPS, exclut d’ailleurs l’enseignement des APSA des objectifs de l’EPS. La discussion porte sur les idées qui fondent ces propositions. Même s’il est difficile d’envisager de parler des principes sans au moins évoquer leurs implications pratiques et leurs effets (et inversement).
Nous avons bien en tête la difficulté de traduire en mots ce qui est organisé sur le terrain. Cependant, nous postulons que l’écriture reflète, certes plus ou moins fidèlement, des idées, idéaux, représentations, croyances, valeurs qui structurent le discours et les pratiques. C’est bien de ces éléments dont nous allons débattre.
Certes nous partageons quelques analyses avancées dans l’article étudié. La difficulté à gérer des collectifs très hétérogènes est bien réelle. La « confiscation » du ballon par certains élèves a de fait tendance à en « exclure » d’autres, pour des raisons de représentations, de morphologie, d’habiletés, d’expérience, de genre, d’estime de soi, ou de position sociale, l’ensemble de ces éléments pouvant se mélanger dans les causes comme dans les conséquences de stratégies d’évitement, de mises de l’écart et de situations de souffrance, mais aussi d’un moindre volume de pratique et donc de difficultés supplémentaires pour apprendre. Bien évidemment nous partageons l’ambition d’amener toutes et tous à de hauts niveaux d’habiletés et de compétences, conditions de leur émancipation .
Nous considérons également que l’enseignant·e a, pour partie, une fonction de facilitation des apprentissages, pas seulement de transmission, mais encore faudrait-il se mettre d’accord sur les apprentissages visés.
Les visées de formation telles que l’épanouissement, la collaboration, la citoyenneté sont également partagées, mais derrière un aspect séduisant à priori, il faudra en définir la signification dans leurs rapports aux apprentissages et aux compétences (compétences qu’il faudrait également définir).
Une forme de pratiques scolaire (une « FPS ») ?
Le texte étudié présente bien un dispositif de type « Forme de Pratique Scolaire ».
Nous y trouvons les phrases suivantes : « la forme de pratique scolaire du volley-ball que nous présentons », « cette FPS ouvre un très grand champ des possibles », « nous sommes donc enclins à penser que notre FPS, par un objet d’évaluation fonctionnel, … ».
Le contenu en a les caractéristiques :
– « L’irrévérence » fondatrice annoncée aux pratiques sociales.
– Une critique directe de la pratique sportive, « l’EPS peut-elle se permettre de perpétrer les normes sportives ? »,
– ou une critique induite : « les phantasmes planant autour des sports collectifs », « les habitudes issues d’un héritage fédéral solidement ancré dans leur vécu ».
– La promotion d’une culture qualifiée de « scolaire », indépendante des APSA, qui se différencie d’une culture que nous appelons « vivante », concernée par l’enseignement des APSA. – Il y a une forte centration sur « l’activité adaptative » de l’élève dans un système de contraintes scolaires, mais pas sur l’adaptation aux contraintes historiques de la pratique. – On y retrouve les notions de « ciblage » sur des « objets d’enseignement ». – Nous n’avons relevé aucune référence à des contenus de nature « technico-tactique » à enseigner.
Ce dispositif semble donc représentatif d’un certain nombre d’idées développées tant par le CEDREPS que par l’AEEPS : des contenus centrés sur l’activité adaptative de l’élève dans une logique de critique et de mise à distance des pratiques de référence et de leurs savoirs pratiques et théoriques, un pilotage quasi exclusif des tâches proposées aux élèves par les finalités dans une logique dite « scolaire ». Les contenus « techniques » (au sens large) sont absents.
NOUS ALLONS MENER 3 DISCUSSIONS
- Sur la mise à distance des APSA et du sport.
- Sur les contenus enseignés.
- Sur les stratégies (le dispositif) et les valeurs libérales.
1e discussion : la critique de « la pratique sociale de référence »
La critique d’une « pratique sociale de référence » est forte mais l’idée même de « pratique sociale de référence » n’est pas définie. Nous nous posons la question des implicites que véhicule cette critique. La « pratique sociale de référence » est-elle définie par ses règles et le sens qui est donné à la pratique, par les valeurs, les symboles, l’imaginaire et les émotions qu’elle véhicule, par ses habitudes, ses rituels, ses techniques héritées de l’histoire humaine ? Pour le Centre c’est assurément un peu tout cela ; nous l’avons formalisé et théorisé. Est-ce la compréhension qu’en ont ici les auteurs ? Ils n’en disent rien, suggérant par métaphore quelque chose que nous comprenons comme négatif (« fortement imprégnée »), mais sans explication. S’agit-il du sport spectacle, du haut-niveau, des matchs qui se jouent chaque week-end dans les « petits clubs », à l’ASS le mercredi, des championnats « loisir », des matchs de jeunes dans toutes les catégories, des tournois de fin de saison ou encore des tournois de plage ou des matchs au camping ? Serait-ce une vieille idéologie antisportive des années 70 qui ressurgit ? Le procès de modalités d’enseignement basées sur la reproduction formelle de gestes de champions ? Serait-ce le mauvais procès d’une EPS reproduisant des pratiques sportives élitistes, sclérosantes, voire humiliantes (ce qui peut malheureusement se rencontrer dans une EP même sans « S ») ? Nous n’en savons rien et il est donc délicat de débattre au sujet d’une idée si peu définie.
Quand on observe le milieu fédéral (les pratiques sociales de référence), il faut citer bien entendu les rencontres, sous toutes leurs formes, mais aussi les entraînements, les différents rôles à l’entraînement, le managérat, les organisations, la dimension festive, conviviale, ainsi que la formations des cadres et des officiels. Il est alors difficile de comprendre la justification de l’attaque même si elle n’est pas frontale. Certes nous comprenons que dans le milieu fédéral, tout comme en EPS, il serait hasardeux de procéder à des généralisations. La critique, implicite ou explicite, contre « les pratiques sociales de référence » n’est pas documentée. Nous regrettons que seule l’accusation serve d’argument.
D’autre part, s’agissant du volley-ball, certaines assertions sur l’état des lieux proposé par les auteurs doivent être examinées :
– « Les MVP ou Ballons d’Or raisonnent dans l’esprit des élèves » : en ce qui concerne spécifiquement le volley-ball, les élèves connaissent rarement les noms de grands joueurs, jamais des noms de joueuses d’après notre expérience (même en STAPS !). Il n’est pas certain que le port de vêtements produits dérivés ne soit davantage un signe d’appartenance à la mode ou à une communauté que celui d’une quelconque volonté de s’identifier à une élite. Par exemple, les jeunes joueuses d’un club que nous connaissons bien ignorent même l’existence d’une équipe professionnelle évoluant en Ligue A dans leur propre club.
– « Fortement imprégnée des pratiques sociales de référence, l’EPS semble alors parfois, faire écho à cette survalorisation d’une minorité élitiste (MVP ou ballon d’or symbole de la réussite sportive et sociale). Dès lors une mystique inavouable et pourtant bien visible vient planer sur les sports dits collectifs en milieu scolaire ». Cette affirmation est discutable. D’abord parce qu’elle constitue un jugement de portée générale. Même si quelques précautions sont prises « semble alors parfois » cela reste un jugement sur la profession. Il serait hasardeux d’imaginer que tous.toutes les enseignant.es seraient dans une stratégie de survalorisation des meilleurs, s’appuyant massivement sur des classements ou des évaluations basées sur les performances.
– « Le fantasme d’éprouver un jour la puissance débridée de celui qui marque et qui donne la victoire… » laisse à penser que ce sont les qualités en attaque, si possible « en puissance » qui sont concernées dans ce qui suit. Mais dans les « pratiques sociales de référence », un observateur averti remarquera que les qualités défensives sont aussi importantes que la capacité de marquer des points (« … la désignation d’Earvin Ngapeth, reconnu pour son efficacité tant offensive que défensive, comme meilleur joueur du tournoi olympique de Tokyo en 2021 » 1). Les meilleur·e·s, mais encore faudrait-il les intégrer dans un traitement didactique de l’APSA, ne sont pas toujours les élèves qui smashent le plus fort ou qui marquent le plus de points. Pour conforter cette idée, on peut remarquer que dans la « pratique sociale de référence » les trophées de « MVP » ne sont pas décernés sur ces seuls critères de spectacularité, toujours aux attaquants/attaquantes. Il suffit de consulter le site de la FFVB où sont régulièrement mis à l’honneur des internationaux et internationales ayant brillé dans les grands championnats européens. Nous relevons par exemple :
- 11/10/21 « Antoine Brizard a brillé, puisque le passeur des Bleus a été désigné MVP du match. »
- 13/10/21 « Cannes, vainqueur à Marcq-en-Baroeul, grâce notamment à sa libéro internationale Juliette Gelin, désignée MVP. 25/10/21 « … et
- un premier titre cette saison de MVP pour Benjamin Toniutti (passeur). – 11/11/21 « Autre Tricolore MVP mercredi, la centrale de Terville Florange, Isaline Sager Weider. »
Faudrait-il comprendre ce qui est présenté comme la « survalorisation d’une minorité élitiste » en classe est opérée par les enseignant.e.s. sur la base des actions les plus spectaculaires ? Nous aurions quelque difficulté à comprendre cette généralisation.
Nous avons également des difficultés à interpréter le sens de cette phrase : « L’EPS peut-elle se permettre de perpétuer les normes sportives ? » Ce qu’on appelle normes sportives n’est pas un allant de soi. Toutes les normes sportives, pourquoi pas, mais il faudrait préciser. L’école que nous souhaitons, particulièrement en EPS, n’est pas sélective. Mais le respect et la compréhension des lois du jeu, des arbitres, l’obligation de saluer l’adversaire, la préparation des matchs, la valeur de l‘entraînement, les rôles qui y sont tenus ou encore les échauffements sont bien des normes sportives. Doit-on les ignorer, les éviter ?
Revenons pour terminer sur le mot « compétition ». De quelle compétition s’agit-il, quel format, quelle finalité, quelle est la valeur attribuée au résultat ? Il serait intéressant de développer ces questions. Dans ce qui nous apparaît comme une critique radicale et sans concessions du monde sportif, faut-il comprendre que les compétitions qui s’y déroulent sont toutes organisées sur un même principe qui serait d’éliminer les plus faibles. Cela serait étonnant. En effet, sans parler des tournois de fin de saison ou des tournois de plage souvent organisés pour favoriser la convivialité, de nombreuses rencontres fédérales dans les catégories jeunes sont proposées sous forme de « plateaux » ; on peut y observer des organisations qui garantissent un temps de jeu sensiblement identique pour toutes les équipes, les plus faibles comme les plus fortes. Ce qui se pratique régulièrement en UNSS.
Alors que les montantes-descendantes par essence « classantes » sont des créations didactiques de l’EPS…
Notons également que pour attirer et garder leurs licenciés, les clubs ont besoin de rendre leur sport attractif et ils ont compris (certes pas tous, mais c’est pareil dans l’enseignement scolaire) l’intérêt de dédramatiser l’enjeu du jeu pour maintenir l’engagement et la persévérance.
Finalement, dans cette « FPS », nous avons trouvé un jugement sans procès qui aurait bien du mal de résister à une analyse sérieuse. Les pratiques sociales de référence telles que nous les comprenons ne sont pas celles du sport-spectacle de très haut niveau. Même si leur étude reste intéressante. Les pratiques sociales du volley-ball, quand elles servent de référence au Centre EPS, sont démocratiques, humanistes et valorisantes. Elles orientent et tirent les élèves vers les inventions humaines les plus abouties, leur permettant de grandir en ayant acquis des savoirs faire spécifiques, des attitudes, méthodes, connaissances et valeurs qui leur permettent de communiquer, de faire société, d’être reconnus et de prendre leur place dans « la vie de la cité » comme cela est revendiqué dans l’article.
Deuxième discussion : la nature des contenus, leur valeur culturelle.
Les contenus de l’EPS selon les stratégies mises en cause ici sont « les propriétés des mouvements » (Tribalat), ou « l’activité adaptative déployée par le sujet », qui constituent les savoirs de l’EPS et la culture scolaire. Cette culture serait « dans le pratiquant », pas dans l’APSA (Testevuide). C’est alors fort logiquement que nous trouvons dans la « FPS » analysée 7 objectifs qui sont de nature méthodologique sur les 8 énoncés (« adapter l’engagement, s’échauffer progressivement, répéter et persévérer, accepter la défaite et gagner avec humilité, être solidaire, identifier les caractéristiques du rapport de force, utiliser différents supports d’observation, assurer différents rôles : part/adv, coach, observateur, arbitre, …) » ; un seul renvoie à la réalisation « d’actions techniques », mais sans les nommer ni les décrire. La méthodologie semble devenue l’objectif principal de la formation afin de « devenir une EP scolaire et ainsi assurer l’acquisition d’une culture solaire revendiquée » en soulignant
« l’Importance du développement des CMS ». La cuture est « scolaire », dans la logique des « FPS », car elle est produite par les élèves eux-mêmes. Elle est constituée de mécanismes internes et procéduraux propres aux sujets. Il s’agit d’un développement issu et tourné vers l’élève mais pas vers l’extérieur (le volley-ball), issu et orienté vers un « soi » indépendant de l’environnement socio historique et de la valeur anthropologique de l’APSA. L’idée d’une culture tournée vers soi constitue une rupture avec le concept de culture humaniste que nous défendons.
La « motricité » ou « l’activité adaptative » de la « FPS » se définit donc pour elle-même, développée dans les contraintes d’une situation scolaire de circonstance (« score dégressif » et « bonus offensif »). Elle devient ainsi sa propre référence. L’idée d’une « tranche de vie », telle qu’elle est présentée dans l’article, semble alors bien étrange : la « tranche de vie de pratiquant » ne survient qu’à la condition qu’il y ait une « tranche de vie d’élève » : « nous pensons qu’il est possible de vivre une « tranche de vie » de volleyeur, à la seule condition que notre lycéen, quel qu’il soit, puisse ressentir au préalable une réelle « tranche de vie » d’élève épanoui et considéré ». C’est-à-dire que la pratique sociale évoquée (ici le volley-ball) ne pourrait être abordée que par le prisme d’une école qui garantirait au préalable aux élèves épanouissement et considération. Comment y parvenir sans apprendre « quelque chose » qui ait de la valeur ? Ne pourrait-on envisager qu’épanouissement et considération sont au moins autant la conséquence que la cause des apprentissages concrets réalisés en cours ?
Se tourner vers le pratiquant, revendiquer l’enseignement de l’activité adaptative constitutive de celui ci, sans qu’il soit besoin de convoquer les savoirs (les « techniques ») de l’APSA, implique qu’il n’est nul besoin (ou si peu) de maîtriser cette APSA, et donc qu’il n’est nul besoin de l’enseigner. Il suffit de l’utiliser même sans en posséder la maîtrise. L’opération intellectuelle suppose de configurer l’APSA (ou de la reconfigurer), là où le CEDREPS parle « d’irrévérence » à l’égard des pratiques sociales (« référence ou révérence »), à l’image de ce qui est enseigné. C’est-à-dire de définir les contenus par les adaptations (« l’activité adaptative de l’élève ») qui sont suggérées dans les « AFL » dans les « CMS » et dans les « Champs d’Apprentissage », sans référence à l’APSA. C’est une démarche déductive qui vient gommer le réel de l’expérience en situation et qui se suffit à elle-même. Elle peut se passer de l’activité concrète du sujet et des motifs pour lesquels il agit.
On trouve une proximité avec l’idée de transversalité des apprentissages qui, si elle doit être abordée avec une certaine prudence, selon B. Rey notamment 2, serait souvent la conséquence d’un niveau d’abstraction suffisant pour qu’on puisse, en utilisant un même vocabulaire, conclure que ce sont les mêmes mécanismes qui sont activés. Si l’ouvrage de L. Théodoresco 3 a permis d’homogénéiser le vocabulaire des sports collectifs, il n’a pour autant jamais permis de résoudre les problèmes spécifiques de chacun d’entre eux. La passe ou le démarquage engendrent-ils les mêmes problèmes concrets en volley-ball, en hand-ball ou en rugby ?
Orientés vers le pratiquant (et en fonction de lui), les objectifs sont évalués au regard de la manière dont ils auront été définis par l’enseignant : pour chaque élève mais pas pour tous les élèves, et pas (ou plus) au regard de l’expérience anthropologique historique acquise (technicité, rituels, attitudes, émotions). La culture n’a plus de commun que l’adjectif qui lui est attribué, sans contenu concret.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes dans de nombreux discours du CEDREPS, que nous pensons sincères, que d’affirmer la nécessaire maîtrise des APSA « support » et se refuser à les enseigner. Les
tuteurs et tutrices de stage ou les corps d’inspection font très souvent la remarque que les étudiants ou les néo-titulaires ne connaissent pas suffisamment les APSA utilisées ou enseignées. Même discours dans les concours. Les jurys constatent un manque d’aisance et de maîtrise des candidat.e.s lorsque, dans les entretiens, il s’agit d’aller au-delà de compétences de nature méthodologiques (la gestion quantitative des charges de travail par exemple) et qu’il s’agit d’aborder des contenus intégrant une activité technique, donc la transformation de la motricité (course de haies, éléments et enchaînements en gymnastique, actions sur le ballon et l’adversaire en sports collectifs par exemple), c’est-à-dire de « techniques corporelles » plus complexes.
Les contenus trouvés dans cet article sont méthodologiques, nous l’avons vu, ou relatifs à des savoir être : « …l’altruisme, l’entraide, l’estime, citoyenneté, l’épanouissement, s’éprouver, compétences orales, trouver sa place, s’investir, collaborer, concerter, … ». Les rôles ou fonctions annexes (observer, coacher, arbitrer) sont sur valorisées ; mais là encore on ne voit pas les contenus concrets (ce qu’il y a à faire). « Mieux maîtriser la tâche » pourrait nous mener vers ces apprentissages. Mais de quelle tâche s’agit-il ? Comme il est admis qu’une tâche est définie par un but concret, on attend au moins que les buts assignés aux élèves soient explicites. Si le but de la tâche est de gagner le match, on conviendra que cela reste bien énigmatique quant aux « choses » à réaliser et comment les réaliser pour y parvenir, sans compter que tout le monde ne peut y parvenir de la même manière. Y a-t-il un niveau de maîtrise visé ? Comment est-il défini ? « Gagner avec la manière » pourrait nous orienter sur ces attentes concrètes. Nous sommes évidemment d’accord qu’il n’y a pas que le résultat qui compte, heureusement, mais encore faudrait-il préciser de quelle « manière » il s’agit (par exemple : des intentions de jeu, la distribution des rôles, les actions sur le ballon, la manière de gérer un duel attaque/défense, en situation plus ou moins favorable, … ). Or il n’y a rien. C’est aux élèves de trouver ; ce que des générations d’experts ont eu bien du mal à définir et à stabiliser.
Dans cet article la « matière » de l’EPS n’est pas les APSA. Nous n’avons relevé quasiment aucun contenu ni vocabulaire qui pourrait nous faire identifier le volley-ball dans cet article. C’est l’expérience individuelle qui est de première importance. La culture scolaire évoquée ici est une sorte de socle commun de compétences, de connaissances et de culture de l’EPS. Ce qui renvoie les APSA à la périphérie. C’est une sorte de solipsisme. Sorte de souveraineté de l’école sur elle-même. Ici le volley-ball est défini par l’école, utilisé dans l’école pour servir au volley-ball ! Mais toujours sans enseigner les techniques propres à cette discipline.
D’autre part, il semble bien que n’apparaissent pas de procédures de différenciation si ce n’est la bienveillance des plus forts envers les plus faibles. Ce qui suppose, une fois encore, que les problèmes de « motricité » auraient un caractère indifférencié, sorte d’universalité, qui permettrait de définir des objectifs à la formation en dehors de toute référence au monde extérieur. Pour le Centre EPS et Société, le travail des professeurs est de faire pratiquer l’APSA, la rendre accessible à tous les élèves, dans sa complexité et ses exigences, pour enseigner ce qu’elle contient, c’est-à-dire un ensemble d’aspects techniques qui vont des modalités d’exécution aux décisions en passant par la nature de l’engagement, les émotions et les ressources mobilisées. Bref des connaissances en actes.
Comment peut-on alors concevoir d’enseigner avec le volley-ball sans enseigner le volley-ball ? Jouer avec la logique de l’APSA est différent de modifier la logique de l’APSA. C’est pourtant ce qui est proposé dans les « FPS » sous les qualificatifs de « pas de côté » ou « d’irrévérence ».
L’artefact qui est présenté consiste à inventer une définition des résultats créée pour la circonstance puisqu’il ne s’agit plus de marquer plus de points dans le jeu que l’adversaire, mais, sans entrer dans le détail, d’additionner plus de bonus en faisant ce qui est attendu ; ici faire marquer les moins forts. Mais sans préciser comment. La culture scolaire du « bon élève » n’est plus celle du bon joueur ou de la bonne joueuse. La forte cohérence interne au discours se réalise au détriment de la cohérence avec les logiques de l’APSA. Il est difficile dans ces conditions de concevoir un niveau de compétence (ou d’habileté) avec des repères assez précis, pas pour comparer les élèves entre eux, mais pour les situer sur une échelle de valeur qui pourrait constituer, dans l’APSA étudiée, un étalonnage du niveau scolaire concrètement attendu, ce que les programmes ont progressivement fait disparaître, confiant aux équipes le soin de d’élaborer ces repères au prétexte de conditions locales d’enseignement spécifiques, ce qui ne va pas dans le sens d’une amélioration de celles-ci puisque c’est aux profs qu’il est demandé de s’adapter en modulant les niveaux d’exigences.
Si nous n’avons pas de doutes sur l’intérêt de la dimension développementale de l’EPS, nous n’arrivons pas à comprendre comment la démocratisation scolaire en EPS peut se passer de contenus concrets : les techniques qui permettent de s’adapter aux différentes situations (dans une compréhension très large du mots « techniques » qui inclut l’ensemble des processus et ressources internes mis en jeu). La maîtrise technique est une ressource pour l’activité adaptative.
Troisième discussion : la « FPS », un dispositif en phase avec la philosophie néolibérale
L’idée du score dégressif et du bonus offensif
Nous ne postulons pas que les dispositifs du type « score parlant » ou les systèmes d’actions bonifiées qui semble-t-il se sont généralisés dans toute le CA4 sont emblématiques d’une « FPS ». Le système de bonus décrit ici engage les élèves dans un objectif de performance « scolaire » (marquer « 5 points » et marquer « 10 points »), ce qui modifie la logique de résultat dans l’APSA et donc change la nature du jeu, nous l’avons développé plus haut. Quelques discussions pourraient alors s’engager partant de l’article de J. VIVES et R. THOMAS (« nomogrammes et éducation physique », EPS n°249, 1994) qui met l’accent sur les dérives possibles de l’utilisation généralisée des nomogrammes dans l’enseignement, ou celui de Michel DUFOUR (« le nouvel âge du chiffre », revue EPS n°263, 1993) qui évoque « le syndrome du géomètre » s’agissant d’un grand mouvement de quantification des habiletés « sportives ». Mais ce n’est pas le point de vue pédagogique que nous aborderons ici. C’est une réflexion d’ordre idéologique que nous souhaitons mener.
Nous avions en effet annoncé l’idée de « FPS » porteuses de valeurs libérales dans l’article du CP n°29. Pour étayer les idées qui suivent nous renvoyons au livre d’Alain SUPIOT, « la gouvernance par les nombres » 4, qui nous incite, par analogie, à questionner les raisons profondes de l’usage quasi généralisé de ce type de dispositifs. La lecture de cet l’ouvrage invite à « penser le monde dans un renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres (p 44) qui s’inscrit dans
l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul dont le dernier avatar -la révolution numérique domine l’imaginaire contemporain »… « On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés… » dont la réalisation est évaluée à partir d’indicateurs quantitatifs. Dans l’article étudié, au motif d’autonomie dans le jeu, les élèves sont plus ou moins sommés de réaliser ce que le professeur attend d’eux. Outre le mythe de la quantification de la valeur physique révélatrice de la maîtrise technique, c’est son usage généralisé dans la compréhension des activités humaines qui nous interroge (le monde est mathématique écrivait C. VILLANI, comme d’autres disent que le monde est neuronal).
La pression de l’objectif chiffré défini par la « FPS » est supposée :
- Engager les élèves dans la recherche de solution.
- Leur permettre de les trouver, notamment par des stratégies de verbalisation et de coopération tout en restant dans l’opposition.
- Leur permettre de les apprendre.
- Permettre de les évaluer.
Mais on ne sait toujours pas ce qu’il faut mettre en œuvre pour y parvenir. On n’en trouve pas même pas une évocation dans l’article. La valorisation d’un sujet doté d’une grande autonomie est soulignée par Pierre Rosanvallon lorsqu’il écrit « La doctrine du laisser-faire économique et de l’harmonisation naturelle des intérêts réalise le projet d’une société moderne immédiatement transparente à elle même, autorégulée, libre de toute valeur, particulariste et autonome » 5 ).
Cette vision d’un individu (autonome et indépendant, associée à l’importance accordée aux « compétences de base », aux « soft skills », ou « compétences douces » (« molles » pour certains), toutes étant « ajustées » aux individus, conséquence d’un engagement personnel, de mérite, les progrès valant plus que les résultats (« Se faire travailler mutuellement,… interactions sociales,… comportements d’entraide,… s’investir et collaborer, … tirer le meilleur de chaque élève » dans l’article étudié) s’inscrit selon nous dans un mode de pensée en prise directe avec une conception « libérale » des relations entre personnes, des relations avec la société, les règles et les lois. Une des idées fortes de cette philosophie à laquelle elle se réfère est que « toute loi qui s’impose à la communauté bride les initiatives et les intérêts individuels » 6. Pour A. SUPIOT, « le gouvernement par les lois, la soumission de tous à des lois générales et abstraites est la condition de la liberté reconnue à chacun ; elle implique un tiers garant des lois qui transcende la volonté et les intérêts des individus ; échappe au calcul de l’utilité individuelle ». Ainsi, dans ce qui nous concerne, l’enseignant, dépositaire et garant de la structure du jeu de volley-ball pourrait constituer cette figure hétéronome bien différente d’un « maximisateur social de calcul d’utilité, de bénéfices sociaux » (SUPIOT), constitué ici par « négociation de règles particulières ». Par analogie encore, cette bascule de la norme et du bien commun vers les intérêts particuliers se retrouve ici comme dans les programmes. La question « l’EPS peut-elle se permettre de perpétrer les normes sportives ? » nous semble bien en phase avec une dénonciation des lois générales.
En s’adaptant aux contraintes des tâches scolaires ainsi définies (ou détournées) selon la logique d’une « culture scolaire » auto-proclamée, les élèves répondent à des exigences qui progressivement se détournent de la signification historique de l’APSA, sorte de désocialisation de l’objet. L’adaptation au système de score modifie radicalement la structure du jeu ; mais ce n’est pas surprenant puisque l’accès au jeu n’est pas recherché car ce qui est visé dans ce type de « FPS » c’est « l’activité adaptative » de l’élève par lui-même, pour lui-même. Il doit s’adapter à un jeu reconfiguré selon ses propres intérêts. Si le jeu de volley-ball est encore présent dans ses aspects formels (terrain, filet, frappes de balle) il ne l’est plus dans sa structure, dans laquelle le but est de lutter avec des adversaires pour mettre la balle au sol et/ou la garder en l’air. L’intérêt de la connaissance des APSA, « supports d’enseignement », souvent annoncée dans ce type de pédagogie devient bien mystérieuse dans la signification qui lui est donnée ; s’agit-il de proposer l’APSA « de référence », sa didactisation pour mettre l’étude de ses contenus à la portée des élèves (en conservant des contenus APSA) ou s’agit-il de la « déshabiller » et la « rhabiller » (ou la déguiser) à des fins dites « éducatives » ? Nous estimons que les contenus spécifiques, les savoirs de l’APSA pour l’APSA, ont une double valeur éducative : par leur dimension patrimoniale spécifique et pour un enjeu de développement personnel général que nous n’avons jamais cessé de soutenir. La situation « scolaire » ainsi décrite dans l’article devient sa propre et seule référence. Le dispositif crée ses propres règles et s’y réfère asséchant l’EPS de son ancrage anthropologique et social.
C’est la substitution d’une activité guidée par la situation scolaire à l’activité réelle d’un sujet concret confronté à l’objet concret qui consacre ce mouvement. Toutes les situations massivement auto référencées vont dans cette dynamique. Didactiser une APSA (l’universel) est radicalement différent de modifier celle-ci à des fins particulières. Paradoxalement, ce qui est visé ici est un universel, mais il s’agit d’un universel tourné vers soi qui ne peut pas suffire à l’inscription des sujets dans le commun. « Le libéralisme est beaucoup plus qu’une théorie économique : c’est une morale dont la particularité est de nier qu’elle est une morale » écrit François GAUTHIER 7.
Lorsque A. SUPIOT écrit « quand il n’y a pas de droit (ici les lois du jeu) on ne peut le violer (ici déroger, modifier, ignorer) », il oppose l’universalité des lois garantes du bien commun et de justice, à la règle, adaptation locale, qui sert les intérêts particuliers. Pour poursuivre l’analogie, les « techniques du jeu » appartiennent à ce bien commun, certes toujours en mouvement. La mise à distance de cet « universel » est une expression de l’individualisation des valeurs, traduite dans des règles particulières qui se réfèrent à la personne et à ses intérêts. A. SUPIOT fait la différence entre les lois, universelles, établies pour toutes et tous, garanties par une figure hétéronome (le prof, l’institution, le jeu), et les règles pour chacun.e. (chaque établissement, chaque prof, chaque élève…). C’est ce qu’il appelle la différence entre un « gouvernement des hommes » (universalité, commun) et un « gouvernement pour les hommes » (particularité). Dans les « FPS », le prof n‘apparaît plus comme représentant cette figure hétéronome, expression d’une autorité (une compétence que lui confère son statut et la connaissance des APSA), en surplomb des intérêts particuliers (réalisée par une forme de différenciation individualisation qui ajuste les objectifs aux supposées qualités et besoins des élèves), mais il apparaît comme un « maximisateur social des calculs d’utilité ». (SUPIOT p 217) qui par « négociation de règles particulières » (« l’EPS peut-elle se permettre de perpétrer les normes sportives ? » adapte ces règles à chaque cas particulier. La loi commune (les « lois du jeu ») est alors conçue comme un empêchement aux libertés individuelles. L’universalité des contenus évoquée (« la motricité ») est paradoxale. Elle s’oppose de fait à la particularité des savoirs des APSA. C’est une pirouette rhétorique qui vise à soutenir l’idée selon laquelle l’intérêt individuel est incompatible avec le bien commun.
Ce mouvement d’individualisation, voire de personnalisation, engage logiquement une évaluation qui mobilise des critères d’attitudes, comportements, connaissances et savoir-être, extrêmement difficiles à « objectiver », qui vont dans le sens de la connivence scolaire plus que dans celui de l’égalité des chances 8. Ils valorisent la conformité sociale et peuvent donc se dégager de contenus identifiables et situés dans un référentiel commun. L’idée étant pour le Centre, faut-il le rappeler, qu’il ne s’agit pas de classer les élèves entre eux mais de les situer dans un continuum partagé par la communauté. C’est ce que les programmes de 2008 avaient engagé comme mouvement. Celui-ci a été stoppé avec les programmes de lycée qui laissent aux équipes le soin d’adapter « leurs » évaluations au contexte local.
Les « FPS » s’inscrivent dans ce mouvement. A. SUPIOT suggère que pour dépasser l’approche binaire culture locale contre culture globale (p130) « la tradition doit être considérée comme une ressource pour la modernité et non pas comme un obstacle à faire sauter ou un refuge où s’enfermer. »
Pour aller plus loin…
Au risque de surinterpréter quelques phrases du texte « devenir un lieu d’expression de talents individuels, …, garantir l’épanouissement de chacun », il semble nécessaire de resituer les fonctions de l’école dans le contexte idéologico-économique.
Les lignes qui suivent sont inspirées d’un Travail de recherche réalisé par Arnault DELTOUR 9.
Au tournant du XXIe siècle s’est développé, chez un certain nombre d’experts et de responsables éducatifs, un engouement en faveur d’une refonte des objectifs et des méthodes d’apprentissage véhiculés par les systèmes éducatifs nationaux.
Un nouveau lexique pour penser le travail se construit, et même s’il connaît des variations entre états, il se voit largement diffusé internationalement. Certaines notions en particulier acquièrent une forte légitimité. Cette tendance transnationale va se traduire notamment par l’instauration de l’ « approche par compétences » (APC) qui consiste à centrer les apprentissages sur le développement de compétences nécessaires à l’accomplissement de tâches, là où les approches traditionnelles organisent les activités d’apprentissage en se focalisant essentiellement sur les savoirs, mais aussi à faire la promotion de « l’apprentissage tout au long de la vie » (FTLV), et de qualités de « flexibilité», « adaptabilité », « polyvalence », de « capacités de communication », chacune rompant avec d’anciennes formes de délimitations. Ainsi utilisée, la notion de « compétence » est une manière de briser la notion stabilisée de « qualification » et de définir d’une manière moins précise, moins stable et moins référencée les qualités et les rémunérations des travailleurs.
On constate également une « périphérisation des états » induite par la mondialisation, ainsi qu’à la généralisation de l’individualisme libéral qui, au nom de l’émancipation et de l’autonomie, disqualifie l’affirmation de valeurs collectives sous des pressions supranationales (Union Européenne, OMC, G7,
FMI). Historiquement, l’éducation et les systèmes éducatifs ont toujours fait écho aux transformations sociales, économiques et politiques plus générales.
Le champ de l’éducation, à l’instar d’autres champs, est structuré par des débats internes mais aussi par des demandes et des attentes externes, locales, nationales ou internationales. Ces demandes et ces attentes sont à l’origine d’une tension fondamentale entre autonomie et hétéronomie du champ.
Depuis 2011, l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) annonce que les systèmes éducatifs doivent se recentrer sur ce qui est porteur d’adaptabilité et de flexibilité. « Les écoles doivent se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par eux mêmes leurs connaissances dans les domaines qui les intéressent » écrit le service Européen Eurydice.
Depuis la fin des années 80, les textes de l’OCDE, de la Banque Mondiale, de la Table Ronde Européenne des Industriels, de la Commission Européenne, regorgent littéralement d’appels à recentrer les apprentissages sur les compétences. Parce que, écrit l’Observateur de l’OCDE, « les employeurs ont reconnu en elles des facteurs clés de dynamisme et de flexibilité. Une force de travail dotée de ces compétences est à même de s’adapter continuellement à la demande et à des moyens de production en constante évolution » (Ocde, 2001. Quel avenir pour nos écoles ? Paris : OECD Publishing).
L’OCDE brise ainsi les illusions d’une haute qualification pour tous les élèves et tire la sonnette d’alarme : « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin » (Ocde, 2001. Quel avenir pour nos écoles ? Paris : OECD Publishing).
Claude Thélot ne disait finalement rien d’autre lorsque, dans son grand rapport sur l’école française commandité par Jacques Chirac. Il écrivait que « la notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois ». (Thélot Claude, 2004. Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École. Paris : la Documentation Française).
Pour Nico Hirt, l’école traditionnelle, ancrée dans une culture locale, porteuse de savoirs structurés et visant l’utilité à long terme, est jugée obsolète par ce courant libéral. Désormais, elle devrait se contenter d’amener les jeunes à s’intéresser librement à divers champs de savoirs. Il faut, disent encore les défenseurs de ces thèses, privilégier les compétences sur le savoir, diversifier et individualiser les trajectoires scolaires.
Finalement, la problématique utilitariste fondée sur les besoins de l’économie définis par les milieux patronaux s’impose à l’école : les savoirs n’y ont que peu de place.
Concernant l’École, l’examen des référentiels formels actuels montre qu’ils découlent pour l’essentiel d’une conception « pratique » ou « instrumentale ». La « communication » et « la résolution de problèmes » sont au centre des dispositifs de sélection des contenus. En revanche, ils contiennent de moins en moins de contenus portant sur le patrimoine culturel, c’est-à-dire sur la transmission des
valeurs et des références essentielles dans lesquelles peuvent se reconnaître une communauté, une nation et une civilisation.
Les « FPS » telles qu’elles sont présentées ici, semblent bien s’inscrire dans ce grand mouvement. Dans celle que nous prenons en exemple, apparaissent ici et là les éléments suivants : « Importance du développement des CMS […], Devenir une EP scolaire et ainsi assurer l’acquisition d’une culture solaire revendiquée […], Lieu d’expression de talents individuels, garantir l’épanouissement de chacun, […] Citoyenneté émancipatrice […], Prestation humaine et motrice fructueuse […], Apprendre à s’investir et collaborer, […] Compétences de communication, … »
Les contenus d’une « EP », « non sportive », (c’est-à-dire qui n’enseigne pas les APSA, qui en conteste la référence sociale, qui n’en fait en aucun cas l’un des contenus de la formation scolaire), sont bien caractéristiques des valeurs de l’idéologie libérale, faisant la part belle aux attitudes, méthodologies diverses, à l’auto-évaluation et l’auto-détermination, plaçant ainsi l’élève dans la position d’un acteur gestionnaire et responsable de ses intérêts privés au lieu de le confronter à quelques une des normes sociales qui lui permettraient d’accéder à une forme d’émancipation et de liberté (A. SUPIOT).
Il ne s’agit pas de minimiser l’intérêt des pédagogies collaboratives, de l’usage d’artefacts, ni l’importance des stratégies qui engagent les élèves. Il s’agit simplement de situer celles-ci dans un environnement de pensée, la plupart du temps non évoqué, un impensé puissant, et d’en discuter le statut.
Les idées qui se dégagent de cette « FPS » :
– Une motivation extrinsèque (le score dégressif) qui par ses effets incitateurs va favoriser l’attention, l’engagement, l’émergence de comportements d’entraide et de solidarité, la performance individuelle et les progrès du collectif.
– Les progrès et acquisitions émergeront de manière relativement autonome : « … ne requiert pas de compétences techniques individuelles, que de la volonté de tout un collectif… ». – Le groupement d’élèves et les temps de verbalisation favorisent la collaboration entre pairs, la responsabilisation ; il développe « l’activité adaptative ».
– Le prof est médiateur (« levier pour activer des pistes ») et accoucheur (maïeuticien) ; il est quasi absent du texte.
Ce qui va permettre « …l’altruisme, l’entraide, l’estime, citoyenneté, l’épanouissement, S’éprouver, Compétences orales Trouver sa place, s’investir, collaborer, concerter, … » et se traduira par une distribution mieux répartie des actions de marque, comme cela est annoncé, par et pour une valorisation des élèves (de tous les élèves). Ce dispositif est associé à certaines croyances implicites et/ou explicites :
– Les élèves sont en capacité d’élaborer (intellectuellement) les conditions de l’efficacité, les modalités d’action, les outils d’appréciation de leurs prestations et de les utiliser. – La force de la motivation (engagement), les « débriefings » et la tenue des « rôles sociaux » (arbitrer, compter, conseiller) permettent les apprentissages « moteurs ».
– Le coaching : les élèves, indifférenciés dans leurs possibilités d’aider les autres, ont le pouvoir de faire apprendre.
– Les démarches d’auto-évaluation constituent un fer de lance du dispositif. « Le summum de la cruauté étant de faire évaluer l’élève par lui-même, lâcheté de l’adulte qui se dérobe à ses responsabilités Comment oser faire croire à un enfant qu’il se connait si parfaitement ? » .écrivait A. DEL REY 10. Certes la validation des acquis n’est qu’évoquée, mais on devine que le score parlant aura cette fonction.
Il nous semble que concrètement il s’agirait, pour le professeur, de déterminer des systèmes de jeu adaptés aux objectifs et aux élèves, faire réaliser les tâches, assumer les rôles et la manière de le faire, mettre en place des systèmes de compensation pour faire progresser les plus faibles, sensibiliser aux principes d’efficacité aussi bien dans les actions sur le ballon que dans les choix à long terme et/ou dans l’urgence. Ici, c’est aux élèves qu’est dévolue la responsabilité de réaliser tout cela.
C’est une démarche qui consacre une forme de responsabilité individuelle et d’autonomie de l’élève, valeur cardinale de la philosophie libérale qui inspire l’école (compétences clé de l’UE). La croyance en l’autonomie (se gouverner soi-même) est une éthique à la mode vidée de son sens. Derrière l’autonomie se cache implicitement l’obligation de réussite. Derrière ce type de dispositif, ce sont les techniques et les valeurs de l’entreprise qui pénètrent la sphère pédagogique.
Conclusion
L’étude du contenu de cet article n’avait pas pour but de critiquer un dispositif didactique particulier. Ce sont les principes qui fondent et orientent ce type de dispositif que nous avons commentés. Dans ce qui est proposé ici sous le titre de Forme de Pratique Scolaire, la « FPS », les logiques de formation présentées mettent en concurrence des éléments techniques propres à chaque APSA avec le souci de générer une « activité adaptative », insinuant que les références extérieures à soi ou à son groupe (les lois du jeu) devenaient des obstacles au développement personnel, retirant ainsi aux APSA le double statut d’objet et moyen de l’EPS, délaissant ainsi la question du développement humain et ses processus. Cette activité ainsi proposée prive les élèves de l’ancrage anthropologique et social qui permet de faire société et valorise une individualisation du développement au détriment des repères partagés par la communauté, notamment les techniques (ou la technicité) de l’APSA.
Les injonctions institutionnelles semblent bien s’orienter vers une mise à distance vis-à-vis de ces apprentissages techniques jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans les textes de 2016 où l’APSA devient simple contexte pour des expériences de natures diverses. Cette conception de l’EPS tend à substituer l’animation dans la vie de classe à l’appropriation de contenus concrets.
Il s’agit pour nous d’une forme de transposition rampante des idées de la philosophie néolibérale dans le fonctionnement et les valeurs de l’école, qui magnifie un individu indépendant, coupé de ses racines, de son histoire et donc de la société. Les grandes réflexions humanistes sur la compétence, l’individualisation, la diversification ou encore l’évaluation sont détournés de leurs fonctions initiales dans le but de sur-impliquer les élèves dans leurs trajectoires de vie, leurs trajectoires scolaires, renforçant par là même une « illusion méritocratique » 11.
Cette EPS dévitalisée que nous critiquons a pour effet non seulement de tromper les élèves sur ce pour quoi ils sont venus EPS, mais également de décrédibiliser aux yeux du grand public un enseignement qui a sa faveur.
Référence n’est pas révérence et vouloir le faire croire permet d’esquiver le débat sur la place et la signification humaine du sport et des arts d’aujourd’hui, sous toutes leurs formes, comme faits sociaux, constructeurs et émancipateurs, qui permettent de se développer, de communiquer, d’expérimenter, de s’adapter et d’innover. Il convient de les rendre accessibles, au moins pour partie, à toute la population scolaire, particulièrement celle qui est « défavorisée » et qui en est la plus éloignée.
Dominique Kraemer et Alain Becker
- Une approche phénoménologique des sports collectifs : les normes au centre de l’analyse en volley-ball et football. Héros, S., Rix-Lièvre, G., Récopé, M. Université Clermont Auvergne, UFR STAPS, Laboratoire ACTé (EA 4281), F-63000 Clermont-Ferrand, France. ↩
- « Les compétences transversales en question », ESF, 1996.↩
- Théorie et méthodologie des jeux sportifs collectifs, Vigot, 1977. ↩
- « La gouvernance par les nombres », cours au collège de France 2012-2014, Alain Supiot, 2020. ↩
- Le libéralisme économique, Pierre Rosanvallon. ↩
- Alain SUPIOT ↩
- Revue du Mauss en 2011↩
- Travaux du groupe ESCOL↩
- DELTOUR A., Mutations culturelles : L’approche par compétences dans l’enseignement de la Communauté française de Belgique en question, Louvain-la-Neuve, UCL-FOPES, 2013↩
- « La tyrannie de l’évaluation ». Angélique DEL REY, La Découverte, 2013.↩
- «L’illusion méritocratique »,David Guibaud, Odile jacob, Paris 2018↩