Comment je conçois l’Éducation Physique et Sportive

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Didier Delignères, professeur des Universités, à répondu à une commande d’EPS et Société dans le cadre d’un séminaire en 2021.


Le Centre EPS et Société, m’a demandé de produire un digest de « ma » conception de l’Éducation Physique et Sportive. Exercice singulier, dont j’ai tenté de me tirer au mieux.

Quand on écrit sur l’Éducation physique et Sportive, on a souvent tendance à se focaliser sur certains points assez circonscrits : une question théorique, une procédure d’intervention ou d’évaluation, l’insertion de nouvelles activités, etc.
Il est plus difficile de tenter un exposé holistique, avançant une conception d’ensemble, situant la discipline dans les évolutions de la société et du système scolaire.

Ce texte, nourri de quelques années de réflexions, trace à gros traits une conception personnelle, qui ne surprendra pas ceux qui ont suivi mon parcours.

Quelques principes généraux sur l’École.

Je retiendrai principalement quatre principes, qu’il convient évidemment de considérer en système, chacune étant liée au trois autres, et non comme des items indépendants.

C’est en premier lieu l’approche curriculaire, que je considère comme une avancée majeure pour le système éducatif. J’en retiens surtout l’exigence d’utilité de l’École, pour l’élève et le futur adulte, et aussi le principe d’éducabilité généralisée, qui me paraît une base essentielle pour faire évoluer favorablement le système scolaire (Delignières, 2020). Je ne suis pas naïf par rapport aux dérives possibles d’une telle approche (voir notamment Beitone, 2014), que justement une formation plus systémique des acteurs de l’École devrait permettre de garder sous contrôle.

Paradoxalement, je considère néanmoins que l’enseignement doit reposer sur l’étude d’objets scientifiques et culturels. Cette position peut étonner ceux qui reprochent à l’approche curriculaire de faire le deuil des contenus disciplinaires. Je suis sans doute à ce niveau influencé par ma discipline d’origine, et par l’opportunité qu’elle offre d’une conception rénovée de la culture, passant d’une idée d’une culture savante, considérant les pratiques de référence comme des réservoirs patrimoniaux de savoirs et de techniques, à celle d’une culture en action, ou culture praxique, prenant en compte l’activité réelle des individus et des groupes qui font exister et se développer ces pratiques (Delignières, 2019a). De ce point de vue, l’EPS devient de manière naturelle une éducation à la citoyenneté et à la complexité des projets. Je ne suis pas persuadé que toutes les disciplines scolaires possèdent cette flexibilité. Mais je ne suis pas sûr non plus que toutes aient à suivre le même format pédagogique. L’École est aussi riche de ses diversités.

On ne sera pas surpris de mes engagements pour la pédagogie des compétences, qui constituent sans doute la ligne la plus persistante de mes contributions (Delignières, 2009). Il s’agit pour moi d’une piste nécessaire, dont les contours restent encore à préciser. On peut encore avancer sur ses fondements, afin d’éviter son assimilation trop caricaturale par le sens commun. Il me semble toujours plus important de travailler sur cette approche au filtre de la complexité, qui permet de réfléchir tant aux objectifs de l’École qu’à la construction des situations d’apprentissage et d’exercice des compétences (Delignières, 2019b).

C’est enfin le rôle éducatif de l’École, qui ne peut plus se réfugier derrière la neutralité des contenus disciplinaires. Elle a la responsabilité de transmettre des valeurs, des attitudes face aux grands problèmes sociétaux. Les enseignants doivent aussi accepter que leurs missions évoluent, qu’ils doivent considérer leurs élèves autrement que comme des systèmes cognitifs confrontés aux savoirs disciplinaires, mais comme des personnes qu’il est nécessaire d’accompagner dans leur construction personnelle. J’entends les critiques qui disent que tout ceci n’est pas le métier des enseignants. Mais on ne forme pas des personnels à Bac + 5 pour qu’ils soient incapables de faire évoluer leur professionnalité.

Les finalités de l’EPS

Si l’on me demandait à quoi sert l’EPS dans le système scolaire, j’avancerais deux finalités qu’il me semblerait nécessaire de placer en tête de pont des réflexions sur son enseignement.

  • La première serait de permettre à chaque élève de construire une motivation durable pour la pratique des activités physiques, sportives et artistiques.
  • La seconde serait de former chez les élèves, dans la pratique des activités physiques, sportives, et artistiques, des attitudes d’intérêt à autrui, de respect d’autrui, et d’acceptation de la nécessité de règles collectives.

Ces deux finalités me semblent définir ce que l’EPS peut apporter de plus utile, de plus essentiel aux élèves, et aussi ce qu’elle peut leur apporter de plus spécifique dans l’École actuelle. La première est dictée par la reconnaissance de l’importance d’une pratique régulière, tout au long de la vie, non seulement pour l’entretien de la santé physique, mais aussi pour le bien-être personnel et relationnel. On aura remarqué que je situe cette finalité sur le plan des motivations pour une pratique durable, ce qui n’interdit sans doute pas de travailler également à l’amélioration effective de l’état de santé des élèves dans le temps scolaire.

La seconde renvoie à une sphère plus psychosociale, avec le constat d’une montée en puissance des individualismes, des repliements, attisée par une idéologie néo-libérale qui sape de manière sournoise toute pensée communautaire. Parce que les pratiques sportives et artistiques sont essentiellement fondées sur la conduite de projets collectifs, elles constituent des vecteurs potentiels pour construire de sociabilités plus ouvertes.
On me reprochera sans doute de ne situer les finalités de la discipline qu’au niveau des motivations et des attitudes, et d’oublier ce qui est censé être la spécificité de l’EPS, c’est-à-dire le corps et la motricité. Je me suis fréquemment expliqué sur ce positionnement. Poser le corps comme spécificité justifiant la place de l’Éducation Physique à l’École a sans doute eu du sens à certains moments de l’histoire de la discipline. Rester crispé sur cette identité est sans doute moins pertinent aujourd’hui.

On pourrait aussi me reprocher de ne pas mettre au frontispice de ces finalités l’appropriation de la culture sportive et artistique. On aura compris, j’espère, que c’est pour moi un allant-de-soi, toute discipline d’enseignement étant intimement liée à des pratiques scientifiques ou culturelle et étant basée sur leur étude.

Ces finalités ne déterminent donc pas une EPS qui perdrait de vue le corps, la motricité, ni les activités sportives et artistiques. Par contre, elles fixent un cap pour ce qui devrait réellement s’enseigner en EPS. C’est-à-dire que le choix des activités sportives et artistiques qui sont sélectionnées comme objets d’étude pertinents, la nature des apprentissages techniques qui sont visés aux différents niveaux de la scolarité, la manière dont ces apprentissages sont conduits (formes de groupement, agencement des rôles et responsabilités, etc.), et enfin les compétences qui sont progressivement construites au fil du parcours de formation des élèves, ne devraient être pensés que dans le but l’optimiser la poursuite des deux finalités ci-dessus énoncées.

Il est important de noter que dans ce cadre, l’efficacité de telle ou telle procédure pédagogique, de même que la réussite ou l’échec des élèves, ne devraient pouvoir être évalués qu’à l’aune des finalités ainsi définies. C’est une remarque importante, pour une discipline où l’on prône de manière récurrente la « réussite de tous les élèves », sans réellement identifier clairement à quoi cette réussite pourrait renvoyer. Ce qu’il faut retenir ici c’est qu’il convient toujours de se demander si ce que l’on propose comme mises en œuvre contribue effectivement à la poursuite des finalités ultimes de l’EPS.

Mises en œuvre

Les contours d’une EPS qui prendrait en compte une conception praxique de la culture dérivent d’un principe simple : préserver les aspects essentiels de ce qui donne du sens aux pratiques sociales (Delignières, 2019a). Nous avons déjà évoqué cette voie de réflexion dans des publications antérieures, même si nous n’évoquions pas explicitement à l’époque le concept de culture praxique (Delignières & Garsault, 2004 ; Delignières, 2009). Disons tout de suite, afin de briser dans l’œuf un débat stérile, que ce sont bien des formes scolaires de pratique qui doivent être proposées aux élèves, et non les pratiques sociales elles-mêmes. Cependant il me semble nécessaire que les formes scolaires de pratique parviennent à concentrer la complexité des pratiques sociales dans l’espace-temps de l’EPS. Il ne s’agit pas non plus évidemment de ne confronter les élèves qu’à ces formes de pratiques complexes, dont la maîtrise constitue l’objectif mais ne peut être construite que de manière progressive (voir par exemple Ubaldi et Philippon, 2003).

En premier lieu, les séquences d’enseignement devraient être systématiquement finalisées par des événements, sportifs ou artistiques, balisant la mise en projet des élèves et lui donnant du sens. Il s’agit en effet d’une caractéristique essentielle des pratiques culturelles, dans lesquelles l’activité des acteurs est pilotée par un calendrier annuel d’événements (compétitions, démonstrations, spectacles, sorties engagées en milieu naturel, etc.), événements qui scandent des périodes de préparation spécifiques. Pour reprendre la logique de Delaunay et Pineau (1989), qui affirmaient que le cycle devait être une unité d’appropriation avant d’être une unité de temps, cela signifie que le cycle devrait être surtout une unité d’accomplissement.

Cette mise en projet devrait être réalisée au sein de collectifs stables. Là aussi, c’est une caractéristique fondamentale des pratiques sociales. Quelles que soient les activités, les pratiquants sont organisés en équipes, en clubs, en troupes, et ces collectifs restent stables au moins pour la durée de la « saison ». Ces collectifs ont ainsi le temps de construire leur cohésion, et de commencer à agir en tant que « communautés d’intérêt » (Galichet, 1998). On rétorquera sans doute que toutes les APSA ne sont pas collectives (reprenant ainsi la distinction classiquement opérée entre activités « psychomotrices » et « sociomotrices »). Il me semble que si l’on adopte un point de vue praxique sur la culture, cette distinction n’a aucun sens. Les activités supposées « psychomotrices » sont évidemment pratiquées dans la vie réelle dans des collectifs, incluant partenaires d’entraînement, adversaires, entraîneurs, encadrement, etc. Voir ces activités comme des pratiques individuelles n’a de sens que sous la lorgnette des « conduites motrices », un point de vue qui n’a guère de pertinence dans l’orientation que nous tentons de dessiner ici. Bien sûr, il existe des pratiques que l’on pourrait en effet qualifier d’individuelles : le jogging solitaire du dimanche ou les séances matutinales de réveil musculaire. Je ne vois guère l’intérêt d’en faire mention dans le cadre de l’EPS…

On a souvent l’habitude de considérer le groupe (on parle d’ailleurs plutôt de « formes de groupement ») comme une variable didactique permettant de « faciliter l’apprentissage ». Le principe défendu ici est tout autre : le groupe, son fonctionnement et sa dynamique représentent ce qu’il y a à apprendre, et il me semble que cet apprentissage du « faire ensemble » est essentiel dans la société actuelle. Dans une vision praxique de la culture, le groupe stable fait partie intégrante des pratiques sociales, et il s’agit d’une opportunité que l’EPS se doit de ne pas ignorer. On aura compris que la construction de compétences collectives constitue dès lors un objectif essentiel de cette approche. Une piste intéressante serait d’ailleurs de maintenir la stabilité des collectifs tout au long de l’année scolaire, sur l’ensemble des séquences d’enseignement programmées. C’est sans doute une des réflexions à poursuivre pour travailler à la progressivité du parcours de formation des élèves.

Enfin, les pratiques sociales sont caractérisées par la persistance de l’engagement des acteurs. Les pratiquants ne s’engagent pas dans les activités en zappant de séances d’initiation en stages de découverte, mais de manière durable et dans une perspective de maîtrise et de progrès. Bien sûr, tout un marketing existe pour tenter de promouvoir la découverte d’activités diverses, davantage dans une optique de divertissement que de recherche d’accomplissement. Il semble important de conserver une certaine vigilance tant dans la sélection des pratiques et que dans l’orientation des motifs d’engagement. Une compétence, dans une activité donnée, ne saurait se développer et procurer de la satisfaction aux acteurs sans prendre corps dans une maîtrise technique avérée. Et ce n’est que dans la persistance d’un engagement délibéré que cette maîtrise technique peut s’installer.

Pour donner davantage de sens aux projets et de résonnance aux événements terminaux, il semble nécessaire de revenir régulièrement sur les APSA programmées, évidemment dans le cadre de projets de plus en plus complexes, et d’exigences de plus en plus élevées en termes de niveaux de réalisation. La répétition, année après année, de séquences d’enseignement consacrées à une APSA donnée, semble une option intéressante, permettant de tracer un sillon consistant de compétence au cours de la scolarité.

Ces deux options (allongement des cycles et programmation répétée des activités), débouche nécessairement sur une réduction du nombre d’APSA pratiquées au cours de la scolarité. Ceux qui considèrent que l’EPS doit visiter l’ensemble du patrimoine culturel, ou qui estiment que toutes les facettes du comportement moteur doivent être développées de manière « complète et équilibrée » ne verront évidemment dans ces propositions qu’une spécialisation inacceptable.

Une seconde conséquence, et non des moindres, est que si les enseignants engagent les élèves dans la réalisation de projets de plus en plus complexes et dans une maîtrise de plus en plus avérée des activités, ils devront eux-mêmes maîtriser parfaitement les APSA qu’ils décideront d’inclure dans la programmation (Delignières, 2004). Un enseignant qui ne disposerait que d’une maîtrise superficielle des APSA qu’il propose à l’étude de ses élèves aura toutes les peines du monde à dépasser le stade de cycles d’initiation, reproduits sans grande évolution d’année en année. Ce qui pose de toute évidence le problème de la formation, initiale et continue, des enseignants.
Dans une telle conception de la culture, la question des différences ou des homologies entre sport et EPS ne se posent plus vraiment. C’est le « sport » qui est enseigné en EPS, c’est le « sport » qui est étudié par les élèves. Le sport n’est plus la pratique honnie dont il faut se démarquer, ni la référence lointaine que l’on refoule comme une maladie honteuse. Quand on enseigne le hand-ball, des équipes aux collectifs stables s’entraînent, se préparent et s’affrontent dans des tournois ; quand on enseigne la danse, une troupe monte un spectacle qu’elle présente ensuite à un public extérieur. Je sais que cette position va faire débat, tant les mentalités sont formatées à distinguer, de manière rédhibitoire, l’EPS du « Sport ». Les réactions de la profession vis-à-vis de dispositif 2S2C ont montré que cette idéologie restait majoritairement prégnante chez les enseignants. Mais on ne fait jamais avancer le débat en flattant les idéologies communes.

Ceux qui connaissent un peu la littérature anglo-saxonne auront évidemment noté la parenté avec le courant de la Sport Education, développée par Daryl Siedentop dans un contexte historique et culturel bien différent du nôtre (Siedentop, Hastie & van der Mars, 2004). Dans la conclusion des Libres Propos, nous avions d’ailleurs proposé de désigner plutôt l’EPS comme éducation sportive (Delignières & Garsault, 2004).

Références

  • Beitone, A. (2014). Éducations à… Ya basta ! Site du GRDS, 25 mai 2014.
  • Delaunay, M., & Pineau, C. (1989). Un programme, la leçon, le cycle en EPS. Revue EPS, 217, 49-52.
  • Delignières, D. (2004). Et si l’on enseignait comme nos élèves apprennent ? In G. Carlier (Ed.), Si l’on parlait du plaisir d’enseigner l’éducation physique ? (pp. 31-40). Montpellier : AFRAPS.
  • Delignières, D. (2009). Complexité et compétences. Un itinéraire théorique en Éducation Physique. Paris : Éditions revue EPS.
  • Delignières, D. (2019a). Culture, enseignement, et Éducation Physique et Sportive. Site personnel, 5 février 2019.
  • Delignières, D. (2019b). L’EPS, une éducation à la complexité. Blog, 10 novembre 2019
  • Delignières, D. (2020). Approche curriculaire, disciplines scolaires, et «éducations à…». Blog, 10 mars 2020
  • Delignières, D. & Garsault, C. (2004). Libres propos sur l’Éducation Physique. Paris : Éditions Revue EPS.
  • Galichet, F (1998). L’éducation à la citoyenneté. Paris : Anthropos.
  • Siedentop, D., Hastie, P.A. & van der Mars, H. (2004). Complete guide to Sport Education. Champaign, Ill.: Human Kinetics.
  • Ubaldi, J.-L. & Philippon, S. (2003). Quelle EPS ? Une illustration en basket-ball. Revue EPS, 299, 67-72.

Article issu du Séminaire EPS et Société :  » l’éducation physique et sportive à un tournant ? «