Pour François Bigrel, ex-professeur au Creps de Bordeaux, l’entraînement n’est pas « premier ». Si en tant qu’entraineur, on est en recherche des dernières connaissances scientifiques, c’est d’abord la représentation qu’on a de la performance en tant qu’activité humaine qui doit donner sens, contenus et méthodes à l’entraînement. L’entraînement n’est finalement qu’un moyen, un procédé. C’est le but de l’APSA qui anthropologiquement est première et constitutive de l’activité humaine singulière qu’elle génère. Sénèque avait raison « nul vent n’est favorable à celui qui ne sait où il va ». Voici un extrait de sa conférence donnée en 2012 avec Claude Fauquet lors d’un colloque sur l’entrainement organisé par le SNEP-FSU de Bordeaux et le Centre EPS et Société.
Qu’est-ce que la performance humaine ? Changer de représentation !
François Bigrel envisage deux dimensions différentes de la performance. La première est ce qu’il nomme « la dimension P1 ». Cette dimension exprime l’idée que paradoxalement la performance n’existe pas encore, c’est un non objet ou plutôt un objet « à venir ». Organisée par un règlement et une intention large (but de la pratique), élaborée par des individus en action, la performance émerge « en situation ». Elle se déroule « au présent » dans un temps au cours duquel le pratiquant va devoir à la fois inventer un problème et lui apporter une solution. Un sportif échoue ou réussit alors dans la poursuite du but de l’activité dans laquelle il est investi.
Parler de performance et s’y préparer sans savoir qu’elle n’existe pas a priori, c’est nécessairement se tromper dans l’entraînement car préparer quelque chose « d’imprévisible » n’est absolument pas préparer quelque chose de prévisible. Laisser croire que la performance est une conséquence de la maîtrise de la technicité d’une discipline et de la totalité de ce qui est connu à son propos est une erreur et sans doute la plus lourde erreur commise aujourd’hui dans le monde de la préparation. Il y a une inversion totale de perspective à réaliser pour repenser la performance non plus comme conséquence de l’entraînement mais comme la cause première de la mise en œuvre de ce dernier.
Les enfants et les athlètes s’ennuient et quittent souvent les pratiques car ce qu’on leur fait faire et apprendre ne correspond pas à ce qu’ils auront à faire le moment venu dans le temps de la situation sportive.
Faire une performance c’est donc résoudre un problème qui n’existe pas encore et qui n’apparaitra que dans la « contingence » de la situation. Il faut en somme se préparer à une chose imprévisible, ce qui peut au premier abord sembler paradoxal. Ce paradoxe s’estompe si le pratiquant fait preuve « d’imagination », de « création », des mots qui, aujourd’hui, ne sont jamais prononcés dans les moments de préparation. Il va falloir non plus apprendre à répéter du « déjà connu » mais apprendre à « inventer en situation » toute situation étant unique. Réaliser une performance c’est réussir à proposer une solution à une situation qui n’existera qu’une seule fois pour ne plus jamais se reproduire. C’est dans la situation de compétition qu’un nouvel être se révèle et que l’on se trouve en quelque sorte dans une situation de « surhumanité ». L’athlète va se surprendre lui-même à faire un pas dans le vide, dans l’inconnu, pas dont il ignore les conséquences mais qu’il choisit de mettre en œuvre pour s’exprimer, réalisant du même coup la plus belle dimension de la condition humaine, dimension qui plus est, est source de « joie ». Or trop souvent cette réalité est soit niée soit supprimée dans l’entraînement remplacée par des conditionnements aussi brutaux qu’inadaptés. Nous ne devons pas oublier que le sort de tout être humain est de « grandir » et de « s’épanouir » en situation grâce au problème qu’il choisit de s’y poser et qu’il réussit à résoudre. « C’est la performance telle que je la comprends pour être heureux », explique François Bigrel.
Il y a une deuxième dimension à la performance, la « dimension P2 ». Elle correspond à la performance quand, après réalisation, elle est « conceptualisée » grâce à des modèles d’ordre physiologique, psychologique, biomécanique… ou fédéraux. Dans le monde de l’EPS comme dans celui du sport, les deux dimensions P1 et P2 sont malheureusement confondues, ce qui rend inenvisageable la compréhension de la performance dans sa dimension d’imprévisibilité. On confond le « discours sur » et la réalisation concrète, ou plutôt on prend la forme conceptualisée comme objet d’apprentissage pour conduire vers l’excellence dans la pratique. Dans une position totalement déterministe, on pose un discours sur la performance et l’on fait le pari que s’inscrire dans ce discours est efficace et efficient pour produire ou reproduire une performance qui, rappelons-le, doit être inventée. L’expérience montre que cela est impossible et ne peut produire de résultats car on n’apprend pas à « inventer » en répétant des solutions déjà connues à des problèmes qui ne seront plus jamais posés. Aucun discours théorique même le plus abouti, ne permettra de solutionner un problème qui se pose en situation de compétition et de favoriser l’émergence d’une performance.
Pour Claude Fauquet, l’idée de performance n’est pas élitiste en soi. Le monde du sport ne prend pas en compte la condition humaine, et le fait que la performance est une production humaine et non pas la production d’un certain nombre de facteurs. Or, toutes les formations sont construites autour des facteurs de la performance, comme si une fois qu’on les avait réunis, on tenait le produit fini. Le modèle qui prévaut actuellement, très cartésien, semble inadapté à la complexité et à la richesse de la performance de haut niveau. Il omet sa dimension culturelle et la réduit trop souvent à des phénomènes biologiques, psychologiques ou encore biomécaniques. Ces domaines ont bien sûr leur importance, mais ils n’expliquent fondamentalement pas la performance.
Le désir comme moteur de la performance
Loin des modèles cartésiens, rejoignant Deleuze ou Spinoza, la performance de haut niveau doit être abordée sous l’angle du désir, pour comprendre ce désir qui pousse un jeune à s’entraîner six heures par jour pour atteindre des objectifs a priori irréalistes. Pourquoi, quand un premier nageur réussit un temps inférieur à cinquante secondes au 100 mètres nage libre, cela aiguise-t-il le désir de dizaines d’autres qui y parviennent ensuite ?
Un entraîneur doit rechercher, comprendre et respecter le désir chez les sportifs. Il peut être le meilleur biomécanicien ou physiologiste du monde, il ne se passera rien s’il ne rencontre pas des individus qui ont une étincelle au fond des yeux, qui ont eu suffisamment confiance en eux dans leur jeunesse pour avoir rencontré le désir. Car ce désir grandit chez un enfant grâce à la confiance qu’on l’aide à acquérir. C’est grâce à elle qu’il se construit et que, plus tard, il passe de la deuxième à la première place. Les champions sont souvent ceux qui ont le plus lutté pour faire valoir leur désir, qui ont été capables d’imposer leur choix en combattant les obstacles. Ils sont animés par une force autour de laquelle tout s’organise pour gagner
La compétition est le lieu qui permet l’expression de la performance
On pense trop souvent que si le sportif s’entraîne bien, la compétition se passera bien. Pourquoi certains gagnent et d’autres perdent ? Cela renvoie à la notion de talent, que l’on peut définir comme la capacité à donner du sens en situation de compétition. Il faut miser sur des sportifs dont on a expérimenté la capacité à créer ce sens. Le meilleur technicien, s’il ne sait pas donner une signification personnelle à l’effort qu’il va mettre en œuvre, n’est pas en condition de réussir. La performance de haut niveau est tellement complexe qu’elle est imprévisible. Entraîner un sportif dans l’idée que rien ne peut lui arriver, c’est le mettre en échec : les situations de compétition ne sont pas reproductibles et comportent nécessairement une part de surprise. Il faut pouvoir s’y adapter à tout moment. Là aussi, la confiance est centrale : le sportif doit se sentir capable de faire face à une situation incongrue, sans se désarmer.
Si vous ne travaillez pas, vous n’allez pas cultiver votre capacité à vous trouver en situation de compétition et à pouvoir inventer dans la situation qui se présente. Cela signifie, qu’il faut multiplier les compétitions, il faut se mette en confrontation. L’une des choses les plus importantes qui ont été faites à la fédération de natation est de mettre les nageurs en situation de compétition pendant le temps de préparation.
Compte-rendu réalisé par Bruno Cremonesi et paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018