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Cécile Vigneron, enseignante EPS, a beaucoup contribué à développer l’enseignement des arts du cirque en EPS. Le risque est au cœur de l’activité cirque, l’être humain a besoin de s’éprouver, de vivre le vertige, de se défaire de la pesanteur, de se griser de l’insensé. Mais la chute est toujours présente, et c’est la précarité de l’équilibre justement qui engendre l’exploit, le truc de « ouf », la prouesse. Mais si le risque donne toute sa saveur au cirque, il ne se substitue pas à l’intention, au propos.

Article publié dans EPS et culturalisme, Jeux, arts, sports, et développement humain, numéro 20-21 juin 2018 de la revue Contre Pied, chapitre Culture, art et développement humain

Le risque, redouté dans nos institutions, attire, enivre et envoute. Vertige, jubilation d’avoir bravé le danger, l’interdit, imaginé l’inconcevable et nargué l’inconsidéré, il est pour beaucoup une opportunité d’en découdre avec la monotonie. Prendre un risque c’est prouver aussi autour de soi qu’on existe, se dépouiller d’un sentiment d’insignifiance, appeler la reconnaissance. Le risque ne se réduit pas au danger, à l’accident. Il parie d’abord sur la réussite, il pimente la vie. Le no risk se pratique en pantoufles, le cirque souvent pieds nus. Azimut des circassiens qui l’érigent en art, le risque pulse, trace la route, ni imprudent, ni insensé.

« Mais on se dit à la fin, que la recherche forcenée d’un sens, au risque de ne pas toujours retomber sur ses pieds, c’est ce qui nous reste du besoin de vertige, quand on ne connaît plus que le destin des assis [[G. Mace, L’art sans paroles, Le promeneur. Paris, 1999, p. 85]] ».

Le risque, sens de la vie

Au cirque, curieusement, l’artiste crée et multiplie les risques. En se plaçant délibérément en situation de déséquilibre, il s’obstine à résoudre par une prouesse, un exploit, la précarité ostensiblement recherchée : drôle de jeu intime et public où la rigueur et l’acharnement conjurent la chute, les éléments ! L’artiste poursuit un mythe : intervenir sur l’ordonnancement du monde et l’implacabilité des lois assignées aux hommes. Oui l’homme peut voler, briller, disparaître, manipuler, créer, pulvériser, rebondir, vivre sans craindre Damoclès, la chute, la mort ou le bannissement.

Aller sur la piste ou seulement au bord, c’est vouloir y croire, prouver qu’on peut, qu’on est singulier, presque immortel : s’approcher du ciel et de ses maîtres, s’élever au-dessus de sa condition de quidam cloué au sol par la pesanteur. Il ne faut pas tomber, ni perdre les balles, monter là-haut, marcher sur un L. Juste au bord du cercle, l’autre, partage la même illusion, il ne vient pas voir la mort, l’échec, mais restaurer sa confiance en l’homme. Ses yeux reflètent, éclairent l’alter ego, l’ambassadeur, le héros qui aura eu l’audace.

S’approcher du ciel et de ses maîtres, s’élever au-dessus de sa condition de quidam cloué au sol par la pesanteur

Héros, pour un temps. Car chacun connaît la fin de l’histoire. Les balles vont finir par tomber, comme tous les hommes. Et pourtant, tous persévèrent, recommencent. Même les élèves… qu’on dit désabusés, « décrocheurs » poursuivent cette chimère : réussir l’impossible, le vain, au risque d’un bonheur et d’une jubilation intenses et sans craindre la vindicte d’un échec garanti, humain. « L’utopie que je propose, c’est que je sais que j’ai perdu d’avance [[P. Menard, Panorama contemporain des arts du cirque, Hors les murs, 2010, p. 468]] ».

Car le cirque est une parenthèse, dans le temps et l’espace. Arrêter le hasard, s’étourdir de vertige ne devient dangereux que dans le quotidien, le réel. Sur la piste, cela s’appelle virtuosité, humour ou poésie, humilité, humanité.

La virtuosité a un prix, un risque. Et le circassien mise, met en jeu son obstination et son travail pour à la fois réaliser l’utopie et se prémunir de l’accident comme de la condescendance. Élèves comme artistes s’embarquent dans leurs mirages respectifs : réussir ce truc de « ouf », inverser, bousculer les sens. Dans cette folie, au final, l’accident est rare pour ne pas dire impossible devant tant d’application et d’entêtement.

Le risque, sel de la vie

Très tôt, l’enfant observe que ses « premières » attirent sur lui les regards, qu’il dispose là d’un moyen fabuleux de se faire reconnaître, distinguer. Premiers mots, pas, émois ou tours de pédales : chaque nouveau péril vaincu est source de jubilation, mais alimente aussi la relation avec les autres. L’irruption voluptueuse d’un nouveau pouvoir incite à sans cesse repousser ses limites, s’engager dans de nouvelles expéditions : lâcher les mains, fermer les yeux ! Le cirque est là aussi, dans la griserie d’un risque où ce que je montre est à la fois langage et moyen de reconnaissance. « C’est pour toi que je fais ça ? [[Titre du spectacle de la 9e promotion CNAC, mise en scène par G. Alloucherie, 1997]] ». 

Le circassien convoque seulement la sincérité, la justesse, la vérité et si le clown fait rire, et aussi grincer, c’est qu’il pointe justement nos vérités et nos bassesses d’assis

Dans les spectacles de cirque, la virtuosité gestuelle se transforme en moyen d’expression extérieure d’un contenu psychique intérieur (émotion, intention, réaction) que le corps s’applique à communiquer. Car le regard de l’autre fait aussi chuter, douter. Il contraint car le regard de l’autre fait aussi chuter, douter. Il contraint à recommencer, ciseler pour au final enivrer et exiger une saveur toujours plus intense. Sans sel, le produit reste fade, mais le sel n’est pas poudre aux yeux. Il révèle, exhale le goût, mais ne se substitue pas à l’intention, au propos.

C’est la recherche de solutions adaptées qui transforme les moyens techniques en moyens d’expression et le technicien en artiste.

Au cirque, le risque de l’échec est toujours possible, celui de la honte, de l’humiliation ou du ridicule indécent. Chacun tremble avec le circassien dans un mélange de peur et de fascination. On n’ironise pas, nous autres, poltrons, bien trop effrayés, impressionnés par tant de détermination.

Dans les classes, la crainte de passer pour un bouffon n’affleure pas davantage, c’est plutôt le respect qui s’impose. Le ridicule est-il celui qui tombe ? Le gros, le myope, l’handicapé, le maladroit, le pauvre, l’étranger ? Le cirque fait de la norme, ne rend de compte à personne. Le circassien convoque seulement la sincérité, la justesse, la vérité et si le clown fait rire, et aussi grincer, c’est qu’il pointe justement nos vérités et nos bassesses d’assis

Cet article de Cécile Vigneron est paru dans Contrepied C’est quoi ce cirque ? – Hors-série n°3 – mai 2012 et  dans le Hors-série n°20/21 EPS et Culturalismejuin 2018