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C’est la rentrée scolaire 2030-2031. Un journaliste de « La pensée libérée » rend visite au lycée modèle du centre de Paris, le lycée Luc Ferry… Entre marchandisation et faux-humanisme, Paul Goirand image ce que pourrait être l’EPS de demain. C’est sa façon de nous alerter sur ce qui s’impose aujourd’hui comme moderne et sa crainte des vents mauvais qui soufflent sur l’école.


Nous sommes quelques jours après la rentrée des classes de l’année scolaire 2030-2031.
Un journaliste de « La pensée libérée », journal présent dans tous les kiosques, rend visite au lycée modèle du centre de Paris, le lycée Luc Ferry dans le 1er arrondissement…
Paul Goirand imagine ce que pourrait être l’EPS de demain. C’est sa façon de mettre en évidence l’arrière-plan idéologique de ce qui s’impose aujourd’hui comme moderne et sa crainte des vents mauvais qui soufflent sur l’école[[l’expression est de Samuel Joshua.]] : la marchandisation et le faux humanisme.

Les élèves de terminale 1A sortent du cours de philosophie (ils ont choisi ce cours parce qu’il n’est pas trop cher et le crédit est facile à décrocher pour la validité finale) tout émoustillés de ce qu’ils viennent d’écouter, ce qui de toute évidence les a intéressés.

Le sujet au pro­gramme de ce matin était: « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? »

Le jeune professeur voulait rendre hommage à celui dont le nom figure au fronton du lycée, Luc Ferry, vieillard honorable de 90 ans, philosophe depuis quelques années en vogue après une période assez longue de retrait de la vie publique. Il est vrai qu’à notre époque la réflexion philosophique n’est pas d’un bon rapport. Peu d’élèves s’y intéressent et elle ne figure au program­me que de quelques projets personnels. En toute liberté, le professeur choisit les sujets de ses dix séances de deux heures : « Une vie réussie », c’est le thème préféré, emprunté à Luc Ferry qui surfe là sur le malaise général qui mine la société…

Le rôle du philo­sophe pour Ferry est de redonner le moral à tous en leur montrant com­ment faire pour être heureux au-delà même de la matérialité de la vie quo­tidienne. Le bonheur est en chacun de nous, libre à chacun de le faire éclore. Celui qui se laisse aller, qui abandonne la quête, quelquefois douloureuse il est vrai, du bonheur est responsable de son errance. Le brillant professeur fait d’ailleurs référence à plusieurs auteurs qui ont été négligés ces dernières années qui prônent un individu humain responsable de lui-même qui trouve la confi­ance en l’avenir parce qu’il croit en ses possibilités. Pour eux, rater sa vie, c’est oublier ce que l’on est. Réussir à l’inverse, c’est être fidèle à sa propre originalité et à ce que « je suis seul à pouvoir dire et décou­vrir ».

Conception narcissique ? Pas du tout ! Sagesse oui. Le bonheur consiste dans la façon d’ajuster ses ambitions aux possibilités du moment. La liberté est ce qu’il y a de plus démocratique et elle est source de bonheur. Le droit de choisir sa vie comme premier principe des droits de l’homme.
Bien coupable, celui ou celle qui néglige les possibilités qu’elle offre également à tous. Bien maladroit celui ou celle qui ne trouve pas la voie.

En quoi serait-il déses­pérant d’être rendu au plaisir immé­diat, à la légèreté du quotidien, à la fantaisie changeante de la vie et aux plaisirs minuscules ?

À chacun de remplir cette société du vide.

Le cours s’est fait polémique et même violent vis-à-vis de certains philo­sophes qualifiés en la circonstance de philosophes de la gravité.

Jerôme Bruner, notamment, pollueur n°1 de l’ère moderne, avec son culturalisme de pacotille ringarde.

L’annonce du cours suivant fait frissonner les ado­lescents. Il s’agira du « Corps, lieu de plaisir, symbole de notre existence ».

Les jeunes se dirigent ensuite vers le gymnase avec d’autres qui ont choisi, comme eux, dans leur projet de formation, le « développement personnel ». Ceux-là, tous garçons, sortent d’un cours qui s’intitule l’éco­nomie transcendantale, qui prône la performance, l’efficacité personnelle comme la nouvelle religion de l’homme moderne. D’autres élèves sont déjà en place depuis un certain temps.

Le gymnase fonctionne en libre-service et à temps plein.

Il faut rentabiliser l’investissement en matériel et La Gymnase School Company (GSC), propriétaire du lieu (elle en possède une dizaine en France), ne peut pas demander trop à chaque élève même si tous sont volontaires : vingt dollars par séance et une formation de quinze séances, c’est déjà beaucoup!

Le professeur d’APDP qu’ils vont rencontrer au gymnase s’exprimera tout à l’heure sur les objectifs de cette formation.
Le gymnase est vaste, aéré, très pro­pre. On dénombre pas moins d’une vingtaine de postes de travail. Machines en très bon état de marche, à en croire le premier coup d’oeil.

Il y a là des presses verticales ou obliques avec des lots de disques de différents poids, des tapis de cours­es sur place dont la vitesse est réglable, des machines plus com­pliquées qui font fonctionner les jambes en articulant les bras, ailleurs ce sont des rubans extenseurs, un appareil à ramer et encore d’autres appareils. En nous approchant de l’un d’eux (presse verticale) je détaille un boitier avec un écran et une com­mande digitale et je me fais expli­quer :

« la commande est là pour personnaliser le programme de tra­vail pour une durée donnée. L’élève commande tel effet musculaire (progression en puissance pour extenseurs des bras) en fonction des résultats antérieurs, en entrant une série de données; l’écran le renseigne s’il est dans les normes par un graphique très lisible et lui donne le temps encore disponible.
Ce qu’a demandé l’élève à la machine est enregistré comme projet de travail personnel, comme est enregistré le programme réalisé.

À chaque instant, le professeur peut ouvrir le boitier, avoir connaissance de toutes les données et évaluer le travail ou le manque de travail de chaque élève en particulier.

Chacun ici est sa pro­pre référence et chacun doit se con­naître pour se réaliser.

Réussir à son échelle mais réussir, c’est la clé du bonheur.

« Être content de soi, c’est important, non ? » Et notre profes­seur nous entraîne un peu plus loin. « Là, dit-il, c’est le modelage de la sil­houette ». C’est une petite cabine où l’élève se présente debout devant un écran comme pour une radio. « Il donne ses caractéristiques bio­métriques et commande un modèle de silhouette (de face et de profil) parmi toutes celles que l’écran pro­pose.
En fonction de l’écart, la machine lui programme une série de quinze séances à contrôler toutes les trois séances. Le programme est imprimé et sors là, regardez! » dit notre hôte très aimable comme s’il voulait qu’on prenne un abon­nement.

« Mais ne vous y trompez pas, quel que soit le but poursuivi, les élèves se donnent. Chacun son rythme, chacun son confort, chacun son objectif. Cela leur plait et ils reviennent volontiers ».
« Mais ils ont tous des programmes différents ? ».
« Oui, c’est le principe premier de l’organisation de l’APDP. Ils choisis­sent personnellement le mode d’activité : entretien-santé, entretien-beauté, body-building masculin ou féminin, développement capacitaire, coordination générale… et établis­sent leur programme de travail avec l’aide des machines. »
« Mais, osai-je dire, ces deux cabines du fond, là-bas, à quoi servent-elles ? »

Deux cabines ouvertes sur la salle du gymnase par des fenêtres vitrées d’où on peut apercevoir des personnes assises en conversation.

« Celle de droite, dit notre interlocu­teur, est celle du bio-mécanicien qui est là avec des élèves en difficulté pour résoudre certains problèmes d’incompréhension des programmes donnés par les machines. L’autre à gauche est celle du psychanalyste qui aide les élèves dans l’effort qu’ils ont à faire pour se reconquérir eux-mêmes. Mais peu sollicitent ces aides parce que c’est payant. C’est une offre de service qui se prolonge en cabinet privé. »
« Mais vous, quel est votre rôle ? »
« Je suis présent et à l’écoute des uns et des autres. Je les connais bien et ils viennent souvent vers moi se confier, me raconter leurs petites histoires ou leurs difficultés dans le travail. En fait, nous leur offrons la technique et le soutien personnalisé.
Nous travaillons sur le comment, eux se chargent du pourquoi et du quoi pour eux-mêmes. »

À l’écart de cette salle très studieuse et pourtant très calme (pas de bruit de cour de récréation, pas d’éclat de voix, pas de hans d’effort, pas de soupirs de libération, une ambiance sereine quasiment angélique ; c’est comme ça que j’imagine le paradis).
Je demande : « pourquoi appelez-vous cela du développement per­sonnel et pas de l’entraînement physique ».
« Oh, cela est une longue histoire… le développement person­nel vise plus que l’entraînement physique, c’est comme vous l’avez compris, une conquête de soi-même par un effort qui ne recherche les ressources de la réussite qu’en soi-même, peu importe le degré de per­formance. Parfois, je propose à ceux qui le désirent de faire un breaK. On se réunit, en un grand cercle con­vivial, et par le toucher, la caresse, le regard les yeux dans les yeux, on s’éprouve soi-même. D’autres fois, c’est la maîtrise de la respiration qui est sollicitée en relation avec le degré de relâchement du corps. D’autres fois encore et j’en resterai là, c’est la confidence publique où chacun doit dire à tout le monde et fort pour qu’on l’entende, ce qui le freine, ce qui l’angoisse, ce qu’il ressent comme douleur. Une fois, on s’est même amusés à confier le nom de la personne qu’on aimerait tuer. »
« C’est une philosophie de l’isole­ment, dis-je, imprudent. Narcisse n’est pas loin. »
« Pas du tout, me retorque calmement cet homme. C’est au contraire la préparation à la vie sociale. Comment imaginer qu’on puisse être bien avec les autres si on n’est pas bien avec soi-même. Ce qui nous anime, c’est l’idéal d’une société où l’autre est l’égal de soi-même. Pas de hiérarchie, pas de concurrence, chacun est bien comme il est. Pas d’ambition per­sonnelle non plus, pas de prise de pouvoir, pas plus sur les autres que sur soi-même. Le corps n’est pas à prendre, encore moins à domesti­quer ou à instrumentaliser, il est à écouter, il est à respecter… L’enjeu, c’est le bon usage de soi pour le plaisir d’exister ».

Une conception de la béatitude, une forme d’hédonisme mâtinée d’ascétisme, pensai-je, perplexe.

J’ai laissé un silence avant de dire merci et au revoir et j’ai imaginé le prochain cours de philosophie.

Cet article est paru dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne. – oct 2009